I – Des mémoires façonnées par les spécificités des rapports entre l’Algérie et la France depuis 1830 (rappel historique)

  1. L’Algérie française vue par les « Européens » : « L’Algérie, c’est la France ! »

(si temps, rapide analyse de l’affiche réalisée pour le centenaire de la conquête de l’Algérie)

 

  • Une place particulière dans l’espace colonial « L’Algérie, c’est la France ! »

Les débuts de la colonisation de l’Algérie remontent à 1830 (il y a donc plus d’un siècle quand la guerre d’Algérie éclate : 124 ans).

Le territoire de l’Algérie n’était pas un État indépendant, mais une province administrée par la Turquie (une régence relativement autonome depuis 1516)

La conquête fut particulièrement violente et dut faire face à des révoltes multiples au moins jusqu’en 1871 (soulèvement de El Mokrani).

Le territoire algérien fut rapidement une terre de peuplement. Des terres furent confisquées ou achetées (40%), des villes se couvrirent de quartiers européens, l’économie et le pouvoir politique furent contrôlés par les « Européens ». En 1954, il y a près d’un million d’«Européens » et 9 millions de « Français musulmans ».

Tous ces « Européens » ne sont pas pour autant de grands colons : la masse vit dans les villes et était, à l’origine, souvent composée de gens plutôt pauvres ou déracinés (des Alsaciens Lorrains après 1870 par exemple). Mais, en 1954, ils sont implantés en Algérie depuis plusieurs générations, avec le sentiment « d’avoir fait le pays ».

Et, cas unique dans l’empire colonial français : le territoire algérien fut officiellement intégré à la France (avec la création de trois départements en 1848). L’Algérie n’est donc ni une colonie, ni un protectorat. C’est ce qui explique la formule « L’Algérie, c’est la France »

Les quatre documents proposés ainsi que celui précédemment présenté (affiche du centenaire de l’Algérie en 1930) rappellent que l’Algérie fut une terre d’enracinement pour les « Européens ». En 1954, quand la guerre éclate, certaines familles sont implantées depuis plusieurs générations (la plupart du temps dans les villes) avec le sentiment d « avoir fait » l’Algérie et d’y avoir apporté le progrès et la civilisation.

  • Un territoire transformé par les colons qui apportent le progrès technologique, transforment le pays au bénéfice aussi des populations autochtones. (affiche 1930 « Pays de grande production agricole »)
  • C’est aussi un élément de la « plus grande France » sur le plan international (cette « plus grande France » magnifiée lors de l’exposition coloniale de 1931)
  • Des territoires qui, outre la richesse productive, contribuent à la puissance militaire de la France (photo de Spahis pendant la Première guerre mondiale ; on remarquera l’encadrement par un gradé français).
  • Un territoire qui bénéficie des réalisations de la France (écoles, hôpitaux, infrastructures diverses comme les routes, les ports, les voies ferrées etc.)

… réalisations qui restent modestes pour la scolarisation et des infrastructures dont bénéficient prioritairement les « Européens » et la métropole.

 

  1. L’Algérie coloniale vécue par les « Musulmans »

La colonisation de l’Algérie fut particulièrement violente et dut faire face à des révoltes multiples au moins jusqu’en 1871.

Ces révoltes furent le fait de chefs charismatiques capables de lever des tribus, mais ce ne fut jamais un soulèvement général. Abd el Kader combat la colonisation jusqu’en 1847, Lalla Fatma N’Soumer, kabyle, s’oppose aux troupes françaises dans les années 1850, El Mokrani est à l’origine du soulèvement de 1871… et beaucoup d’autres.

La présence française s’impose finalement, mais l’intégration de l’Algérie à la France ne conduit pas à donner aux « Musulmans », les mêmes droits qu’aux « Européens ».

Ils sont « Français musulmans » soumis à une législation particulière (le régime de l’indigénat[1], aboli en 1946), administrés par des autorités étrangères et privés de droits politiques, et soumis à diverses obligations (impôts, service militaire etc).

Seulement 7 000 « musulmans » ont été naturalisés Français entre 1865 et 1962…

Une situation d’autant plus mal vécue que les Juifs d’Algérie (des communautés installées souvent bien avant la colonisation, parfois avant la conquête arabe), obtiennent la nationalité française qui leur est refusée par le décret Crémieux de 1870.

Les « Musulmans » connaissent l’expérience d’un peuple colonisé :

  • Beaucoup ont été privés de leurs terres (40% des terres confisquées ou achetées par les colons).
  • L’accès aux postes de responsabilité leur est fermé sauf à des stades intermédiaires (par exemple dans l’armée, le « musulman » ne dépasse pas le grade d’adjudant… il ne devient jamais officier).
  • Ils vivent dans une société duale où vivent côte à côte des communautés qui ne se mélangent pas (les mariages mixtes sont très rares… et mal vus)
  • leur situation économique est dégradée : beaucoup (en raison aussi de l’essor démographique) doivent émigrer vers les villes ou vers la France pour trouver du travail.

Il ne faut pas imaginer pour autant un face à face hostile permanent. Il y a des contacts avec les « Européens », mais presque toujours dans des situations de dépendance (les femmes de ménages des « Européens », les ouvriers agricoles sur les terres des colons par exemple)

Les « Musulmans » découvrent surtout le double visage de la présence française : d’un côté leur situation de colonisés, de l’autre les valeurs séduisantes proclamées par la République française : Liberté, Égalité, Fraternité … mais évidemment, le contraste est saisissant entre le discours émancipateur de la République et la réalité vécue dans l’Algérie française.

… et c’est d’ailleurs souvent au nom de ces valeurs républicaines que certains leaders formulent leurs revendications au XXe siècle.

Une petite élite se dégage chez les « Musulmans », qui par l’école, l’université, l’armée… accèdent à des professions intermédiaires, ce qui les met en contact direct avec les « Européens ».

. C’est le cas de Ferhat Abbas, pharmacien, marié à une Française (Marcelle Stœtzel, de parents alsaciens, née en Algérie), d’abord partisan de l’assimilation

. C’est le cas de Messali Hadj, marié avec une Française, (Émilie Busquant) qui prend la tête de partis indépendantistes successifs. Il est aussi influencé par le Parti Communiste Français.

. C’est le cas de Ben Bella (futur chef historique du soulèvement de 1954… et premier président de l’Algérie indépendante), qui fait des études secondaires, sert dans l’armée française, combat en 1944 à Monte Cassino… et est décoré de la médaille militaire en août 1944 par le général de Gaulle en Italie !

. C’est le cas Mouloud Feraoun, diplômé de l’École Normale, instituteur, écrivain d’expression française, ami d’Emmanuel Robles et d’Albert Camus (le prix Nobel de littérature en 1957)…

En fait, l’image de la France est ambivalente. C’est d’une part la colonisation (donc une situation d’inégalité), c’est aussi un discours libérateur qui promeut les droits de l’Homme et le legs de la Révolution à travers la formule « Liberté, Égalité, Fraternité »…

Le XXe n’est pas marqué par de grands soulèvements, mais la présence française reste contestée par des partis politiques (le plus souvent réprimés ou interdits).

Les revendications sont celles de l’indépendance (Messali Hadj) ou de l’assimilation (Ferhat Abbas), c’est-à-dire la revendication de droits politiques identiques aux « Européens » pour les « Français musulmans »

C’est le refus de la grande majorité[2] des « Européens » d’Algérie face aux revendications des Musulmans qui les poussera à rejoindre la ligne dure qui sera celle du FLN ou du MNA pendant la guerre.

Revendications qui sont constamment rejetées, réprimées. Même quand un gouvernement français (celui du Front Populaire en 1936) propose d’accorder la nationalité française pleine et entière à quelques milliers d’anciens combattants ou à des fonctionnaires (c’est le projet Blum-Violette)… le gouvernement ne le présente pas à l’Assemblée nationale car les élus « Européens » font savoir qu’ils s’y opposeront et que le gouvernement pourrait être renversé !

Ces blocages conduisent à une radicalisation du nationalisme algérien. L’alerte principale a lieu le 8 mai 1945 avec la répression violente des manifestations arborant le drapeau algérien.

Radicalisation qui aboutit au déclenchement de l’insurrection en novembre 1954 : « la Toussaint rouge » par une force nouvelle, le F.L.N. Front de Libération National.

 

  1. La guerre d’Algérie et les fractures de l’opinion française

Un rapide coup d’œil à cette frise pour comprendre le poids de la guerre d’Algérie dans notre histoire.

La guerre éclate à l’initiative du FLN (les 9 chefs historiques dont Ahmed Ben Bella)

Elle fut particulièrement longue, elle a duré 7 ans et demi.

Elle se déroule dans un territoire où la France s’est implantée 124 ans auparavant, un territoire officiellement intégré à la France ce qui explique la formule « l’Algérie, c’est la France » dans la bouche de François Mitterrand en 1954.

C’est ce qui explique encore que c’est le ministre de l’Intérieur, le même François Mitterrand, qui est chargé de lutter contre les indépendantistes algériens. C’est aussi la raison pour laquelle on ne parle pas de « guerre » (un État ne peut pas être en guerre contre lui-même) mais de « maintien de l’ordre, de pacification, d’opérations de police »…

C’est aussi la raison pour laquelle, en 1955, la France refuse que la « question algérienne » soit débattue à l’ONU car c’est « une question interne à un État ». Antoine Pinay, ministre des Affaires étrangères, quitte l’assemblée générale de l’ONU en déclarant : « La France ne peut tolérer ni l’injure, ni la calomnie contre son œuvre civilisatrice »

L’insurrection du FLN éclate dans un contexte particulier : celui du vaste mouvement de décolonisation qui affecte la planète surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les grandes puissances coloniales (Royaume-Uni, France) sortent affaiblies de la guerre dans un monde où les forces nouvelles qui comptent (les États-Unis, L’URSS, l’ONU, les premiers pays décolonisés[3]) condamnent le fait colonial.

La France sort par ailleurs en 1954, d’une défaite militaire majeure en Indochine après Dien Bien Phu. Une défaite qui, on le rappellera, pèsera sur l’état d’esprit des militaires de carrière qui sortent d’une défaite l’année même où ils sont envoyés en Algérie, avides d’une revanche. Ceci d’autant plus, qu’ils considèrent avoir affaire au même adversaire, le communisme international.

La réponse des autorités françaises est la guerre (« pacification, maintien de l’ordre, opérations de police ») contre les « terroristes », les fellaghas (fellag/fellaghas : littéralement « coupeurs de routes »). Le développement de l’insurrection conduit en 1956 à accorder à l’armée des pouvoirs spéciaux et à l’envoi du contingent.

C’est une date charnière car désormais la guerre concerne la population métropolitaine jusqu’alors assez indifférente au conflit. La guerre n’est plus une abstraction lointaine, les jeunes métropolitains qui effectuent leur service militaire sont envoyés en Algérie.

On assiste peu à peu à diverses fractures majeures dans la population française :

  • Entre les « pieds-noirs » qui tiennent à ce que l’Algérie reste française et les métropolitains qui, pour la plupart, ignorent tout de l’Algérie et qui voient les jeunes partir (1,5 million au total) .. et parfois revenir dans un cercueil (plus de 28 000)
  • Entre les partisans de l’Algérie française et les anticolonialistes qui se situent plutôt politiquement à gauche
  • Entre ceux qui dénoncent les méthodes de l’armée française (l’usage de la torture pour obtenir des renseignements, les exécutions sommaires) et ceux qui la pratiquent en la niant (elle aussi est niée par le gouvernement français).

Cette fracture est particulièrement vive au moment de la bataille d’Alger quand la 10e division parachutiste du général Massu détruit avec efficacité les réseaux terroristes du FLN qui cherchaient à s’implanter à Alger en pratiquant de nombreux plastiquages.

  • Une fracture grandissante entre, d’une part, la population européenne d’Algérie ainsi que certains corps de l’armée de métier et, d’autre part, le pouvoir politique en France:

. c’est l’investiture d’un président du conseil favorable à la négociation avec le FLN (Pierre Pfimlin) qui provoque le 13 mai 1958 (prise du pouvoir à Alger des partisans de l’Algérie française, chute de la IVe république conduisant à l’accession au pouvoir du général de Gaulle),

. tentative de putsch militaire d’avril 1961 après que le général de Gaulle, devenu président de la République, envisage l’autodétermination (discours du 16 septembre 1959) ; violence de l’OAS, y compris en France contre les partisans de la négociation avec le FLN.

Cette fracture est majeure lorsque les accords d’Évian sont signés (les partisans de l’Algérie française ont le sentiment d’avoir été trahis, et le sentiment d’avoir gagné la guerre sur le terrain)

Ces fractures ne vont pas disparaître magiquement après l’indépendance de l’Algérie, elles nourriront les mémoires multiples et antagonistes dans une France qui a failli basculer dans la guerre civile.

 

  1. Une guerre civile algéro-algérienne

En Algérie même, la guerre a été une guerre civile qui a opposé :

  • les partisans de l’indépendance aux Algériens qui ont choisi de combattre aux côtés des troupes françaises (les harkis).

Le terme « harkis » est un terme générique qui recouvre en fait plusieurs formes de participation à la guerre aux côtés de l’armée française (voir le tableau)

  • Elle a de même opposé divers mouvements indépendantistes: le FLN a éliminé une force indépendantiste rivale, le MNA de Messali Hadj (massacre de Melouza : 374 villageois favorables à Messali Hadj sont assassinés en 1957 par l’A.L.N. )
  • Elle est minée par des luttes internes à l’intérieur même du FLN (par exemple, l’assassinat d’Abane Ramdane)

L’indépendance se traduira d’ailleurs, en violation des accords d’Évian, par un massacre massif des harkis considérés comme des traîtres. Scènes de lynchages publics d’une extrême violence.

Par ailleurs, l’indépendance s’est traduite par une prise du pouvoir du FLN (plus précisément de l’armée des frontières du colonel Boumediene) qui légitimera sa conquête du pouvoir en s’appuyant sur son rôle dans la guerre… au point de diffuser une histoire officielle assez éloignée de la réalité comme on le verra.

[1] Le régime de l’indigénat est établi en 1874 (il sera complété les années suivantes). En 1881, il sanctionne des infractions comme la réunion sans autorisation, le départ du territoire de la commune sans permis de voyage, les propos offensants vis-à-vis d’un agent de l’autorité … Les sanctions sont le séquestre (confiscation de terres), l’amende ou l’internement. Des amendes collectives peuvent être infligées aux tribus ou aux douars (villages), dans le cas d’incendies de forêts.

[2] Il existe une minorité d’«Européens» favorables à l’assimilation (Albert Camus…) voire, à terme, au projet indépendantiste (Parti Communiste Algérien)

[3] Allusion à la conférence de Bandung en 1955

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