Conclusion : dépasser les mémoires ; le rôle essentiel de la recherche historique.

Près de 60 ans après la fin du conflit, on constate une certaine permanence des mémoires et de leur conflictualité.

Cependant, des évolutions sensibles se dessinent, favorisées par plusieurs éléments :

. en France (comme en Algérie), ceux qui ont directement vécu la guerre d’Algérie sont de moins en moins nombreux. Les nouvelles générations ont, nécessairement, un rapport moins passionnel à ce passé. Le désir de comprendre l’emporte.

. l’exceptionnel foisonnement de la recherche historique en France (comme en Algérie) permet de mieux connaître la réalité de la guerre d’Algérie et analyse les mémoires de toutes les communautés ou mouvements politiques concernés par le conflit.

. les responsables politiques, en France, appartiennent à des générations sans lien direct avec la guerre d’Algérie. François Hollande est né en 1954 et Emmanuel Macron en 1977. Ces deux derniers présidents de la République sont par ailleurs plus sensibles que leurs prédécesseurs à l’apport de la recherche historique.

Le souci de ces présidents est double : au plan international, permettre à la France et à l’Algérie de pacifier leurs rapports diplomatiques et, au plan national, contribuer à l’apaisement des conflits de mémoire.

Pour ce qui concerne les relations interétatiques, les déclarations d’Emmanuel Macron sont sans ambiguïtés : « Je souhaite m’inscrire dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien car le sujet de la colonisation et de la guerre d’Algérie a trop longtemps entravé la construction entre nos deux pays d’un destin commun en Méditerranée ».

Le modèle implicite est celui que la France et l’Allemagne ont su mettre en place après la Seconde Guerre mondiale. De son côté, l’Algérie attend une reconnaissance officielle de la violence coloniale, sans doute une déclaration dans le même esprit que les propos tenus en 1995 par le président Jacques Chirac lors de la commémoration de la rafle des juifs parisiens en juillet 1942, dite « rafle du Vel d’Hiv ».

Lors d’un voyage en Algérie (il était alors candidat à l’élection présidentielle), E. Macron avait déjà déclaré : « La colonisation est un crime contre l’humanité ». En 2018, désormais président de la République, il affirme cette position en déclarant que, pendant la guerre d’Algérie, la France avait mis en place un « système entraînant des actes de torture ».

Le projet du Président s’accompagne de gestes symboliques comme la restitution des crânes d’insurgés algériens tués au XIXe siècle[1] ; de même qu’il demande au gouvernement algérien de faciliter le retour au pays des harkis et fils de harkis vivant en France qui le souhaiteraient.

Des réactions de protestation à ces déclarations démontrent que les clivages dans la société française restent puissants et s’inscrivent, au moins en partie, dans un clivage traditionnel Droite/Gauche. Nombreuses sont les manifestations hostiles à ces évolutions. L’opposition la plus virulente vient de l’extrême droite française et des nostalgiques de l’Algérie française.

  • Destruction des plaques de rue « 19 mars 1962 »
  • Érection d’une stèle en l’honneur de fusillés de l’OAS (comme à Béziers… notamment Bastien-Thiry)
  • Publications glorifiant l’action de la France coloniale.
  • Rassemblement de nostalgiques de l’OAS dans le sud de la France etc.

Au plan intérieur, la gestion des conflits de mémoire reste plus délicate en France même. Les déclarations du président Macron invitent à regarder l’histoire en face, en dépassant les mémoires partisanes de tous bords : « Nous ne sommes pas un pays qui comme les États-Unis a vécu la ségrégation, mais nous avons vécu la colonisation »

Déjà en 2016 François Hollande avait reconnu « les responsabilités des gouvernements français dans l’abandon des harkis »

Emmanuel Macron, pour sa part, a permis que soit officiellement reconnue la responsabilité de l’Armée dans l’assassinat de Maurice Audin, militant anticolonialiste, membre du Parti Communiste Algérien. Ce jeune assistant de mathématiques à la faculté d’Alger fut arrêté à son domicile. On ne retrouvera jamais le corps… il se serait officiellement « évadé ».

C’est donc le foisonnement de la recherche historique qui doit dépasser les mémoires meurtries des acteurs et des victimes du conflit.

Un dépassement qui doit favoriser l’intégration plénière des générations issues de l’immigration (en particulier maghrébine).

Dans cette logique, l’historien Benjamin Stora a reçu la mission de faire des propositions au Président de la République « sur les gestes à effectuer et les actions à engager dans les mois et les années à venir, dans notre pays comme dans ses liens avec l’Algérie, afin d’avancer dans ce travail de mémoires si difficile et pourtant si nécessaire à notre avenir ».

Cette mission « sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » a débouché sur un rapport remis le 21 janvier 2021 qui préconise, plutôt qu’une déclaration de repentance, la mise en place d’une commission « Mémoire et vérité ». Deux axes principaux émergent de ce rapport : des gestes symboliques (notamment en direction de l’Algérie) et la nécessité de parfaire la connaissance historique sur l’Algérie coloniale et sur la guerre d’Algérie et de la diffuser dans le grand public et dans le monde éducatif.

Sans être exhaustif, citons quelques-unes des propositions concrètes que le rapport suggère :

  • les commémorations du cessez-le-feu (19 mars), de la journée des harkis (25 septembre) et de la répression de la manifestation des Algériens en 1961 (17 octobre).
  • La pose d’une stèle à la mémoire d’Abd-el-Khader à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2022.
  • L’établissement d’un guide des disparus tant Français qu’Algériens. Ce qui inclut un travail sur l’enlèvement et le massacre d’«Européens » le 5 juillet 1962 à Oran
  • La reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel
  • L’inventaire des lieux des essais nucléaires dans le Sahara et l’évaluation des conséquences de ces essais.
  • Le partage des archives qui seront numérisées et le développement de la coopération universitaire
  • Des dispositions afin de faciliter le déplacement des harkis et de leurs familles entre les deux pays
  • Un travail de recherche sur les camps d’internement d’Algériens en France métropolitaine
  • Une prise en charge par l’Education nationale d’un enseignement plus conséquent sur l’Algérie coloniale comme sur la guerre d’Algérie et ses mémoires. Ce qui implique une traduction dans les manuels scolaires et la formation des enseignants
  • Le développement des supports audiovisuels mis à disposition du public.
  • Faire entrer au Panthéon l’avocate Gisèle Halimi dont la double nationalité et son engagement dans la défense des militants nationalistes algériens serait un signe de réconciliation des mémoires etc.

En France, ce travail d’histoire devrait aboutir à créer un musée spécifique de l’histoire coloniale dans lequel l’Algérie aurait une place privilégiée.

Ce musée manque[2] , car comment est-il concevable que la France, l’un de deux plus grands empires coloniaux avec le Royaume-Uni, ne dispose d’aucun musée d’ampleur nationale consacré à la colonisation, alors qu’il y a en France, comme l’ont fait remarquer les historiens Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, 12 000 musées… dont 10 musées du sabot !

En attendant, le Musée National de l’Histoire de l’Immigration (l’ancien musée des colonies construit à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931) pourrait accueillir une exposition sur l’aventure coloniale et les décolonisations qui, parallèlement, se doublerait de la tenue d’un colloque.

Il est clair que des débats, sans doute virulents, témoigneront encore de la permanence de l’actualité de la mémoire de la guerre d’Algérie.

Mais désormais la parole des historiens, fondée sur des travaux scientifiques, s’impose. Car seuls ces travaux peuvent traiter de la complexité du conflit, loin des visions manichéennes et partisanes de part et d’autre. Le relais du monde enseignant est par ailleurs essentiel.

Le cap est clairement fixé comme le souligne Benjamin Stora dans le journal Le Monde du 20 janvier 2014 : « si l’on ne veut pas d’une guerre des mémoires, il faut mener une bataille culturelle pour connaître l’histoire, celle de la France et des pays du Sud. C’est une bataille longue, difficile, complexe, mais il n’y a pas de choix »

Cours réalisé par Claude Basuyau

[1] 24 crânes d’Algériens décapités en 1849 et conservés dans des boîtes de carton au musée de l’Homme à Paris.

[2] Même s’il y a eu des expositions qui allaient dans ce sens, comme l’exposition réalisée en 2012 par le musée de l’Armée : « Algérie 1830- 1962 ».

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