À propos de la Fusillade de la rue d’Isly, Alger, 26 mars 1962, par Alain Ruscio

La guerre d’Algérie a hélas été ponctuée par des drames en cascade. Parmi ceux-ci, l’épisode de la fusillade de la rue d’Isly, en plein cœur d’Alger, possède une triste spécificité : le 26 mars 1962, des Français tombèrent sous les balles de soldats français.

Cet épisode doit être, comme tout phénomène historique, replacé dans son contexte.

L’escalade de la tension[1]

Depuis début 1962, les entretiens d’Évian sont entrés dans une phase active, et chacun sait que la signature d’un accord France-GPRA est imminente. L’activité de l’OAS redouble. En métropole, l’attentat du 7 février 1962, au cours duquel la petite Delphine Renard est gravement blessée, en est un signe.

Mais l’escalade en Algérie est infiniment plus sanglante. Ce même 7 février, le général Salan, pour la première fois, autorise ses commandos à ouvrir le feu sur des soldats français, en cas de nécessité. Décision aggravée par une directive, dite OAS / 29, en date du 23 février[2], commençant par cette phrase : « L’irréversible est sur le point d’être commis ». L’irréversible ? En fait, l’achèvement du processus de négociations mettant fin à la guerre. Fidèle à cette logique, Salan considérait donc qu’il fallait de toute urgence provoquer les événements par l’adoption d’une stratégie d’« offensive généralisée » contre « l’Adversaire », nommément désigné : d’abord « les unités de gendarmerie mobile et CRS », considérées comme totalement fidèles au système, secondement « les unités de l’armée », peut-être « moins satisfaites de leur mission ». Salan, logique avec lui-même, donnait alors comme consigne à ses activistes : « Ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les CRS. Emploi généralisé de “bouteilles explosives“ pendant les déplacements de jour et de nuit ». On est en présence d’un vocabulaire de guerre civile, on a affaire à un appel ouvert au meurtre contre les forces de l’ordre, légalement mandatées. Quels sont nos atouts ? poursuivait Salan. Et il citait en premier lieu « la population » (sous-entendu : européenne), qualifiée d’« outil valable (…) considérée en tant qu’armée dans un premier temps et en tant que masse et marée humaine dans un temps final ».

Ces phrases sont terribles. Elles condamnent Salan devant l’Histoire plus, à mon avis, que la tentative de putsch d’avril 1961. Car l’ex-général connaissait parfaitement la situation réelle du pays, il ne pouvait pas ne pas savoir, alors, que toute tentative de résister à l’indépendance de l’Algérie était désormais vouée à l’échec. Et il instrumentalise (« outil valable ») la population civile.

Suivait enfin cette consigne, qui sonne douloureusement quand on connaît la suite, rue d’Isly : « Sur ordre des commandements régionaux, la foule sera poussée dans les rues à partir du moment où la situation aura évolué dans un sens suffisamment favorable ».

À l’appel au crime contre ses adversaires, Salan ajoutait l’irresponsabilité envers ceux qu’il disait vouloir protéger : il ne pouvait ignorer que, dans son entourage, il y avait des hommes prêts à tout, de véritables fanatiques. Les Mémoires de Jean Ferrandi, 600 jours avec Salan[3], prouvent amplement que la direction de l’OAS était consciente qu’elle ne contrôlait pas tous ses éléments, loin s’en fallait. Donner la possibilité à ces hommes de « pousser la foule dans les rues », était vouer à la mort certaine des civils.

Cette directive est donc du 23 février. Elle est suivie immédiatement d’effet : le 25 février, à Maison carrée, près d’Alger, une gendarmerie est attaquée au bazooka ; il n’y a pas (encore) de victimes.

On imagine que l’annonce de la signature de l’accord augmente la tension et précipite la fuite en avant des éléments les plus déterminés de l’OAS.

Dès le 19 mars, Salan réaffirme ses consignes à Radio France, la voix de l’Algérie française, captée par toute la communauté pied-noir : « Je donne l’ordre à nos combattants de harceler toutes les positions ennemies dans les grandes villes d’Algérie »[4]. Notons au passage que c’est à ce moment, le 20 mars précisément, selon le témoignage irréfutable de Jean Ferrandi[5], que Salan envisage un repli vers l’étranger (l’Italie ?) pour y poursuivre la lutte.

Un nom va alors, durant ces terribles journées, symboliser le refus acharné du fait accompli : Bab-El-Oued.

Qu’est-ce, alors que Bab-El-Oued ? Un quartier de 50 à 70.000 habitants, pour l’essentiel des Européens de condition modeste ou moyenne. Là sont nées quelques-unes des plus succulentes anecdotes colportées par la gouaille de quelques écrivains algérianistes. Mais Bab-el-Oued est devenue, avec le développement du conflit, un réduit des irréductibles de l’Algérie française, de cette catégorie de pieds-noirs qui n’avaient, eux, ni les moyens de se replier en métropole, ni les réseaux de connaissances qui leur auraient permis de le faire facilement. Il y a là une injustice supplémentaire, dans cette guerre qui en compta tant, une injustice de classe : ce furent les petits blancs qui, côté européen, payèrent le prix le plus élevé. Sans le plus souvent, hélas, s’interroger sur ceux qui avaient réellement créé cette situation et qui, eux, s’en sortirent.

Le 20 mars, une proclamation, signée par Jacques Achard[6], alias Alpha, prétend interdire le quartier à l’armée et aux forces de l’ordre : « CRS, gendarmes mobiles, soldats du quadrillage, vous avez jusqu’au jeudi 22 mars, à 0 heure, pour ne plus vous occuper des quartiers délimités par la caserne Pélissier, la caserne d’Orléans, Saint-Eugène, Climat de France[7]. Passé ce délai, vous serez considérés comme des troupes servant un pays étranger… Le cessez-le-feu de M. de Gaulle n’est pas celui de l’OAS. Pour nous, le combat commence »[8]. Il faut savoir que les portraits que nous possédons d’Achard ne sont guère à son avantage. Il n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, le plus serein, le plus maître de ses nerfs des cadres de l’OAS.

Le 21 mars a lieu un acte irréparable : une attaque, cette fois-ci contre des blindés postés près du tunnel des Facultés, en centre-ville, laisse 18 gendarmes morts.

Le 23, un autre commando tire, avenue de Bouzaréa, sur un camion de soldats du contingent : cinq appelés sont tués[9]. Une dizaine d’autres membres des forces de l’ordre tombent lors d’affrontements isolés. Le bilan de ce 23 mars est de 15 morts et 77 blessés parmi ces forces de l’ordre[10], probablement du même ordre de grandeur parmi les assaillants[11].

Le 25, la caserne de gendarmerie de Millepère est l’objet d’une attaque en règle : 8 obus de mortier. Il y a des blessés[12].

Lors du procès Salan, le général de Gendarmerie Cherasse livrera au Tribunal des chiffres impressionnants des victimes de son corps : pour la période d’après Évian (entre le 19 mars et la mi-mai), 15 morts et 65 blessés par attentats et 162 victimes (morts et blessés confondus pour cette seconde catégorie) lors d’attaques de colonnes de gendarmes[13].

On imagine l’état d’esprit des gendarmes et soldats visés.

Les autorités décident alors le bouclage total de Bab-El-Oued. Le quartier est alors littéralement encerclé, les téléphones sont coupés. Des blindés cernent le quartier. Des tireurs isolés de l’OAS sont attaqués par des hélicoptères et même des avions. Mais, à la lisière du quartier, tout est relativement calme. Des pieds-noirs s’approchent des soldats, dialoguent. Volonté sincère de fraterniser ou technique mise au point par l’OAS ? Toujours est-il que les autorités instaurent alors une zone interdite.

 

Le même jour, l’OAS décide de changer de tactique et d’organiser une manifestation du reste de la population algéroise, pour marcher sur Bab-El-Oued et rompre l’encerclement. C’est le colonel Vaudrey, qui commande l’OAS pour la zone dite Alger-Sahel, qui prend cette décision :

« Halte à l’étranglement de Bab-El-Oued.

Une opération monstrueuse, sans précédent dans l’histoire, est engagée depuis trois jours contre nos concitoyens de Bab-El-Oued. On affame cinquante mille femmes, enfants, vieillards, encerclés dans un immense ghetto, pour obtenir d’eux par la famine, par l’épidémie, par « tous les moyens » ce que le pouvoir n’a jamais pu obtenir autrement : l’approbation de la politique de trahison qui livre notre pays aux égorgeurs du FLN qui ont tué vingt mille Français en sept ans. La population du Grand Alger ne peut rester indifférente et laisser se perpétrer ce génocide. Déjà, un grand élan de solidarité s’est manifesté spontanément par des collectes de vivres frais. Il faut aller plus loin : en une manifestation de masse pacifique et unanime, tous les habitants de Maison-Carrée, de Hussein-Dey et d’El-Biar rejoindront ce lundi, à partir de 15 heures, ceux du centre pour gagner ensemble et en cortège, drapeaux en tête, sans aucune arme, sans cri, par les grandes artères, le périmètre du bouclage de Bab-El-Oued. Non les Algérois ne laisseront pas mourir de faim les enfants de Bab-El-Oued. Ils s’opposeront jusqu’au bout à l’oppression sanguinaire du pouvoir fasciste. Il va de soi que la grève sera générale à partir de 14 heures. Faites pavoiser »[14].

Cet appel est rapidement porté à la connaissance de toute la population européenne, ce qui était courant à l’époque.

Quoi de plus naturel, après tout, que de briser le blocus militaire d’un quartier habité par des civils ? Sauf que ce dit quartier était truffé d’hommes en armes, que des dépôts d’armes et de munitions y étaient de notoriété publique entreposés, sauf que l’OAS avait déclaré être en guerre et que bien des militaires français, excédés, n’étaient pas loin de penser la même chose sans pouvoir le dire. Ceux qui, connaissant cette tension, prirent la décision de lancer une population civile dans une telle expédition, ont fait une sorte de pari : soit la troupe était contrainte de renoncer, et donc laissait passer la foule, et c’était une victoire politique, soit elle la contenait, nécessairement par la violence, compte tenu des états d’esprit surchauffés, et c’était un drame, profitant de fait, également, à l’OAS.

Cette dernière jouait donc dans tous les cas gagnant aux yeux d’une partie de la population pied-noir, la plus désespérée, mais aussi le plus radicalisée.

Le 26 mars, avant le drame

Le 26 mars 1962 était un lundi.

Le matin, le Préfet d’Alger, Vitalis Cros, diffuse un communiqué interdisant la manifestation : « La population du grand Alger est mise en garde contre les mots d’ordre de manifestation mis en circulation par l’organisation séditieuse. Après les événements de Bab-El-Oued, il est clair que les mots d’ordre de ce genre ont un caractère insurrectionnel évident. Il est formellement rappelé à la population que les manifestations sur la voie publique sont interdites. Les forces du maintien de l’ordre les disperseront, le cas échéant, avec toute la fermeté nécessaire »[15].

À la périphérie de Bab-El-Oued, les équipes de surveillance, qui contrôlent les barrages, sont sur le qui-vive. Le barrage mis en place rue d’Isly est confié au 4è Régiment de Tirailleurs. La composition de cette équipe a fait l’objet d’une controverse : pour les uns, il s’agissait de supplétifs algériens, arrivés depuis quelques jours seulement de postes isolés du bled et lâchés, quelque peu affolés, dans une Alger au bord du gouffre[16] ; pour d’autres, au contraire, ces soldats étaient habitués au maintien de l’ordre en milieu urbain, ayant été engagés par deux fois déjà, lors des émeutes de décembre 1961 à Belcourt et dans l’opération fouille de Bab-El-Oued les jours précédents[17]. Il y a là un point d’histoire à élucider. Ce barrage est sous le commandement du lieutenant musulman Daoud Ouchène.

Dans la matinée, toute la population européenne d’Alger est en effervescence. Le préfet Vitalis Cros comprend vite que l’emprise de l’OAS sur la population européenne est telle qu’il risque d’y avoir des centaines de milliers de manifestants. De premiers jets de grenades lacrymogènes, par hélicoptères, ont lieu.

Vers 14 heures, bravant les interdits, de premiers manifestants se présentent devant la Grande Poste et s’engagent dans la rue d’Isly. Pourquoi ce lieu est-il important ? Les autres axes (boulevard Carnot, rue Alfred-Lelluch, rampe Bugeaud) ont été hermétiquement bouclés par des chevaux de frise. Rue d’Isly, on a manqué de barbelés.

Nous sommes à un moment fatidique, celui du contact entre la foule, qui alterne les menaces et les tentatives d’attendrissement (certains témoins évoquent des femmes européennes qui embrassent des soldats). Les slogans fusent : Al-gé-rie française… L’ar-mée avec-nous… La foule entonne La Marseillaise, puis l’inévitable Chant des Africains.

Le barrage mis en place rue d’Isly est compressé, ses défenseurs quelque peu impuissants. Les appels au calme sont sans effet aucun.

Paris Match, dans son édition du 7 avril, publie une série de photos sur le drame. La première est légendée : « Le lieutenant les avait suppliés. Personne ne sait encore que le drame va éclater. Drapeaux en tête, 3.000 manifestants, qui voulaient rejoindre Bab-El-Oued bouclé, s’arrêtent à l’entrée de la rue d’Isly devant une section de tirailleurs algériens. Le lieutenant les adjure :

  • N’avancez pas, nous avons ordre de tirer.

L’instant est dramatique, les nerfs surtendus.(…)

  • Vous n’allez tout de même pas tirer sur nous, dit un manifestant.

Un soldat musulman, terrifié, crie :

  • Nous tirerons, je vous dis, nous tirerons… »

Mais il n’y a pas, dans la foule, que des hommes avenants et des femmes qui embrassent. Plusieurs témoignages attestent qu’il y a des agressions verbales, de la part de jeunes gens excités, contre les soldats musulmans. Le mot Fellagha est jeté au visage.

Le lieutenant Ouchène s’approche alors des manifestants et entame un dialogue… qui se révèle de sourds. Les manifestants répètent qu’ils ne veulent que rentrer dans Bab-El-Oued, l’officier qu’il a des ordres. Il consent toutefois à laisser passer une délégation de 30 personnes. Il est 14 heures 15.

Le lieutenant a-t-il péché par excès de confiance en la parole des porte-paroles des manifestants ? Toujours est-il que, cette brèche étant ouverte, ce sont plusieurs centaines de pieds-noirs qui s’y engouffrent. Le climat, déjà tendu, confine à l’insupportable : des insultes racistes sont proférées par la foule, certains crachent sur les soldats. Ouchène correspond avec sa hiérarchie : les ordres formels lui sont confirmés : empêcher l’invasion de Bab-El-Oued.

Les quelques centaines de personnes qui ont franchi, sans véritable violence, le premier barrage, sont alors prises comme dans une nasse. En cas d’aggravation de la violence, elles seront les premières victimes. C’est ce qui arriva.

La fusillade

C’est alors qu’éclate un premier coup de feu. Il est 14 heures 45 – ou 50, les témoignages divergent légèrement.

À la question : qui a tiré ce coup de feu ? , il ne sera jamais vraiment répondu. Le Haut commissaire de France Christian Fouchet, plus haute autorité de l’Etat en Algérie, écrira dans ses Mémoires :

« Les premiers coups de feu furent tirés d’un toit par un provocateur. Mais personne ne le prouvera jamais. »

C’est également la thèse du Préfet Vitalis Cros.

Yves Courrière reprend cette thèse de premiers coups de feu tirés des toits ou des étages supérieurs du 64 rue d’Isly et du carrefour de cette même rue et de l’avenue Pasteur. Cette thèse est retenue aujourd’hui par la majorité des historiens.

À l’opposé, la thèse de l’historiographie dominante chez les Français d’Algérie est celle des premiers coups de feu tirés par des soldats chauffés à blanc par la propagande officielle, hostiles aux pieds noirs, ces empêcheurs de finir une guerre. Une version plus douce est que ces soldats, inexpérimentés, se seraient sentis menacés.

Certains ajoutent : ce sont des soldats musulmans, placés là intentionnellement par un état-major machiavélique, qui auraient tiré. D’autres vont plus loin, tel Pierre Sergent : « On dit même – et c’est à peu près certain – qu’il y avait là des unités du FLN »[18].

On trouve même dans ces milieux la thèse d’un machiavélisme gaulliste : des barbouzes auraient réussi à se faire passer pour des activistes OAS. L’un d’entre eux, un Asiatique (on connaît la hantise des Asiatiques – en fait, des Vietnamiens francophiles de l’époque de la guerre d’Indochine – dans les milieux Algérie française) aurait même arrêté, mais la police l’aurait fait disparaître. Lors du procès du Petit Clamart, Me Txier Vignancour reprit cette thèse et cita un nom[19].

Compte tenu du climat, des intentions des uns et des autres, la thèse de la provocation venue d’un toit ou d’un balcon des étages supérieurs de la rue d’Isly – et donc d’un homme de l’OAS – paraît la plus probable.

Ensuite, durant plusieurs minutes, la fusillade éclate, apparemment un temps sans contrôle de la part des officiers français.

Les cris angoissés et répétés Halte au feu !, que l’on entend sur les bandes sonores, prouvent que, durant en tout cas quelques minutes, les ordres n’étaient plus respectés. Panique ? Vengeance ?

Les manifestants, sous le feu de projectiles venant de toutes les directions, courent, certains sont fauchés. D’autres se sont couchés sur les marches de la Grande Poste, elle aussi objet de tirs intensifs.

Récit de Francine Dessaigne, mère de famille pied-noir :

« La première rafale part, c’est la panique. Nous courons quelques mètres et nous nous couchons. Les gens crient, les balles sifflent. Un fusil-mitrailleur tenu par un musulman posté au coin de la rue d’Isly tire à son tour. L’armée française, portant l’uniforme français, vise et tire sur des civils couchés. J’ai vu, je peux témoigner de cette honte »[20].

Enfin, l’ordre Halte au feu ! est respecté. Yves Courière décrit des « Algérois, hébétés, hagards, les vêtements souillés de poussière et parfois de sang, contemplent le spectacle ». Certains sont la proie de crise de nerfs. Partout, les cadavres sont allongés, mêlés aux blessés, à divers débris, à des éclats de vitres, des objets divers.

Combien de temps a duré cette fusillade ? Les témoignages divergent. Mais il est vrai qu’en ces circonstances les acteurs des événements ne pensent guère à la postérité.

En milieu d’après-midi, en tout cas, l’armée est maîtresse du terrain. La population est partie ou reste terrée chez elle, les activistes de l’OAS avaient prévu depuis longtemps des itinéraires de sortie.

La fouille de la ville commence. On trouvera 579 armes de chasse, 34 fusils de guerre, 9 pistolets-mitrailleurs, 263 grenades, 5 postes émetteurs-récepteurs, 100 kg d’équipement radio et plus de 2 tonnes d’équipements militaires divers[21], ce qui, pour un quartier habité de civils, était une performance…

Combien de victimes ?

Les chiffres de Courrière (46 morts relevés le jour même, puis quelques autres morts de leurs blessures, soit un total dépassant 50) sont corroborés par une petite brochure de 1962, émanant des milieux Algérie française, Le massacre d’Alger. Alger, 26 mars 1962, publiée sans date ni lieu d’édition, qui avance le chiffre de 53 morts. Dès le 1er juin 1962, un Livre blanc, sous-titré Alger, le 26 mars 1962, publié cette fois-ci en métropole (et immédiatement interdit), est dédié « à la mémoire des 80 morts et en souvenir des 200 blessés de la fusillade ». Chiffre repris, par exemple, par Pierre Sergent, dix ans plus tard[22]. Le Site Internet de l’Association des victimes du 26 mars 1962 avance le chiffre de 100 morts.

Révisant – et niant – quelque peu l’Histoire, l’un d’eux va jusqu’à écrire :

« Le spectacle horrible de la fusillade la plus sanglante connue en France depuis la Révolution, celle commise par Bonaparte sur le parvis de l’église St Roch, usant du canon pour massacrer les insurgés royalistes. Ni en 1830, ni en 48, ni sous la Commune, ni jamais après, des forces françaises n’avaient abattu autant de civils en une seule fois. »[23]

Aujourd’hui, une enquête faite par une adhérente de l’Association Alger. 26 mars 1962, qui a dressé une liste nominative, aboutit au chiffre de 65 victimes.

Qui est responsable ?

Mais c’est évidemment la question des responsabilités du drame qui s’impose à tous les esprits. Pour la majorité des associations de pieds-noirs, le pouvoir gaulliste a manipulé officiers et soldats français, a organisé la haine contre leur communauté. Pis : il lui fallait du sang français pour parfaire son infamie.

A contrario, la majorité des commentaires sur cette tragédie dénonce l’irresponsabilité – ou la criminalité – de ceux qui ont envoyé une foule de civils face à des soldats ayant des ordres, sachant à l’avance que le drame était… possible ? Probable ? Certain ? « C’était d’un égoïsme splendide et d’un cynisme écœurant. Ces “chefs“ ne pouvaient pas ne pas savoir le jeu terrible qu’ils faisaient jouer aux autres. Peut-être espéraient-ils encore, contre toute vraisemblance, un revirement de dernière heure de certaines unités militaires ? Peut-être recherchaient-ils un succès de prestige par le défilé triomphal d’hommes et de femmes, rompant les barrages et allant tendre leurs mains à leurs compatriotes enfermés. Mais peut-être aussi ne pensaient-ils qu’à se servir d’un désastre probable et à pouvoir crier au martyre du moment qu’ils n’avaient pu chanter victoire ! Si tel était leur plan, ils l’ont mené à bien ! La tuerie de la rue d’Isly du 26 mars 1962 a effacé, dans l’esprit des Européens d’Algérie, le meurtre des soldats du contingent et l’échec de l’insurrection de Bab-El-Oued. »[24].

Prudent, Yves Courrière renvoie dos à dos deux séries d’irresponsables.

Le 26 mars 1962 dans la mémoire pied-noir

Depuis mars 1962, les plaies ne sont pas refermées. Sans même évoquer ceux qui ont vu leurs proches blessés ou tués par des balles françaises, c’est l’ensemble de la population pied noir qui est traumatisé.

Dès le 26 mars 1963, cette communauté a tenu à saluer la mémoire des victimes (messes dites à l’église de la Madeleine, à Paris, à Lyon, à Toulouse, dans des petites villes…)[25]. Des plaquettes, des ouvrages de témoignages, nombreux, ont été publiés. Des associations (dont le Souvenir du 26 mars et l’Association des familles des victimes du 26 mars 1962), certains sites Internet, de la mouvance Algérie française honorent toujours la mémoire des victimes. Le Cercle ADIMAD (Association amicale pour la Défense des Intérêts moraux et matériels des anciens détenus et exilés politiques de l’Algérie française) signale par exemple diverses initiatives prises le 26 mars 2007 à Paris, Béziers, Antibes (rassemblements, dépôts de gerbes, messes).

Déclaration du président du Cercle algérianiste de Béziers, Patrice Weiss : « Nous allons faire un dépôt de gerbes, observer une minute de silence en pensant aux victimes lâchement assassinées par les balles françaises en ce jour anniversaire du 26 mars 1962, rue d’Isly à Alger, mais aussi à la mémoire de tous ceux civils et militaires, qui sont allés jusqu’au bout de leur engagement, sacrifiant leur vie afin de ne pas trahir le serment de ne pas abandonner aux terroristes, aux barbares, aux islamistes, cette province française ».

Ainsi, de nostalgie pour une Algérie française mythifiée en lutte affirmée contre l’islam (ici appelé islamisme), certains continuent un combat politique, affirmé comme tel.

Est-ce bien là honorer la mémoire de victimes ?

Conclusion

Le drame du 26 mars 1962 apparaît comme un miroir grossissant des incompréhensions, des difficultés de s’avouer à elle-même la vérité qu’a connues la communauté européenne d’Algérie dès le début de cette guerre et, plus encore, lorsqu’il fut éclatant pour chacun que ce pays serait un jour indépendant.
Diverses voies s’offraient alors à la minorité européenne. Elle s’engouffra dans une seule, qui se révéla être une impasse – ce qui aurait été largement prévisible si les passions et la négation de l’histoire en train de se faire n’avaient obscurcis tous les raisonnements. L’OAS, tout à la fois émanation de ce malheur de vivre et arme qui l’accentua, porte la plus lourde responsabilité de ce drame. Pas la seule : la violence, souvent gratuite, de membres du FLN ou d’éléments incontrôlés, surtout à partir du printemps 1962, certains aspects détestables de la politique gouvernementale française, le mépris personnel du général de Gaulle à l’encontre des pieds-noirs, ajoutèrent aux circonstances dramatiques.

Mais il reste que c’est l’acharnement de l’OAS qui précipita la population européenne d’Algérie dans ce malheur de vivre, qui n’est pas achevé pour l’essentiel. Quand on lit, un demi-siècle plus tard, les Confessions de Jean-Jacques Susini[26], on est confondu par le calcul froid, cynique, qui présida aux décisions de cette organisation : la violence, dit-il encore en 2012, était « mûrie, planifiée, dès le début de l’organisation. Nous cherchions à remobiliser la population et l’armée en vue d’un nouveau coup de force. Pour les convaincre que cette fois nous pouvons réussir, nous devons apparaître aux yeux de tous comme une armée de combattants, un parti révolutionnaire capable – il y a des précédents – de changer le cours de l’histoire ».

Susini et ses fanatiques ont bien « changé le cours de l’histoire » : ils ont détruit les dernières possibilités, pour des centaines de milliers d’Européens d’Algérie, de rester dans leur pays natal.

Mais, plutôt que de conclure avec une citation de Susini, je préfère reprendre les paroles de Jules Roy, cet officier, ce pied-noir, lorsqu’il apostropha Massu. Même si les circonstances sont différentes, il y a là des échos qui évoquent l’OAS :

« Croyant trouver en vous un sauveur, ces naïfs (certains Européens d’Algérie) se sont précipités derrière vous. Vers le gouffre. Mais vous en réchappez et vous montez en grade, tandis qu’eux… Les vrais défenseurs de leur avenir étaient ceux qui essayaient, malgré vous qui vous en teniez à la lettre de vos directives, de sauvegarder les chances d’une coexistence entre les deux communautés (…). La victoire ne va pas à celui qui torture, mais à celui qui a raison. Germaine Tillion, cette femme courageuse que vous insultez, a mieux défendu les pieds-noirs que vous, qui fûtes le préparateur des malheurs que nous voulions leur épargner »[27].

C’est contre eux, les amis de Susini, que devraient manifester en ce moment nos compatriotes de l’ex-Algérie française, avec nous, les amis de Jules Roy.

Alain Ruscio[28]

[1] Toute cette chronologie dans Rémi Kauffer, « OAS : la guerre franco-française d’Algérie », in Mohammed Harbi & Benjamin Stora (dir.), La Guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004

[2] In OAS parle, Paris, Julliard, Coll. Archives, 1964

[3] Paris, Fayard, 1969

[4] Yves Courrière, La guerre d’Algérie, Vol. IV, Les feux du désespoir, Paris, Éd Fayard, 1971

[5] 600 jours avec Salan, Paris, Fayard, 1969

[6] Responsable du maintien du nom de Feraoun sur la liste des condamnés à mort par l’OAS le 15 mars      1962. NDLR

[7] Bab-el-Oued

[8] Rémi Kauffer, art. cité

             [9] Le bilan devait s’alourdir à 7 morts à la suite du décès de deux blessés graves (NDLR)

[10] Vitalis Cros, « Bab-el-Oued : Fort Chabrol ? », Historia Magazine, série « La guerre d’Algérie », n° 107, 1973

[11] Qui ne laissaient pas leurs morts et leurs blessés sur le pavé (« L’OAS soigne ses blessés seule »)

[12] Général de gendarmerie André Cherasse, Procès Salan, Témoignage, 17 mai 1962, in Le procès du général Raoul Salan, Paris, Nouv. Éd. Latines, 1962

[13] Jacques Frémeaux, « La gendarmerie et la guerre d’Algérie », in Jean-Charles Jauffret & Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Paris, Éd. Complexe, 2001

[14] Tract TZ 109, cité par Yves Courrière, o.c.

[15] Cité par Morland, Barangé & Martinez Martinez, Histoire de l’Organisation de l’Armée Secrète, Paris, Julliard, 1964

[16] René Duval, alors envoyé spécial d’Europe n° 1, Témoignage, in Paris et la guerre d’Algérie. Une mémoire partagée, Actes du Colloque organisé par l’Espace parisien Histoire / Mémoire / Guerre d’Algérie, Paris, Hôtel de Ville, 19 mai 2009

[17] Christian Weber, Le massacre de la rue d’Isly, Film, 2008

[18] Le malentendu algérien, Entretiens avec André-Paul Dubois, Paris, Fayard, 1974

[19] Jean-Pierre Richarte, ancien officier, présent sur les lieux, « Mars 1962 en Algérie, après les accords d’Évian », Site Alger-roi, 8 septembre 2008

[20] Francine Dessaigne, Journal d’une mère de famille pied-noir, Paris, L’Esprit Nouveau, 1962

[21] « Bilan de la fouille de Bab-el-Oued », coupure de presse non identifiée, fin mars 1962, numérisée sur le Site Exode 1962

[22] O.c.

[23] Site Internet Mauvaise Graine, Rue d’Isly, 3 janvier 2007

[24] Morland, Barangé & Martinez, o.c.

[25] Francine Dessaigne, o.c.

[26] Propos recueillis par Bertrand Le Gendre, Entretiens avec Jean-Jacques Susini. Confessions du n° 2 de l’OAS, Paris, Les Arènes, 2012

[27] J’accuse le général Massu, Paris, Éd. du Seuil, 1972

[28] Docteur en Histoire, a consacré l’essentiel de son travail de recherche, dans un premier temps à l’Indochine coloniale. Depuis deux décennies, il a orienté ses recherches vers une histoire comparative, étudiant les autres colonies françaises, notamment l’Algérie. Il a également étudié ce qu’il est convenu d’appeler le « regard colonial » (Le Credo de l’homme blanc). Aux Éditions Tirésias-Michel Reynaud, il a publié un ouvrage, à mi-chemin entre autobiographie et réflexion politique : Nous et moi. Il coordonne actuellement un vaste projet collectif, une Encyclopédie de la Colonisation française (trois volumes parus à ce jour aux Éditions Les Indes savantes)

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