Témoignage de Jean-Louis Cerceau

Témoignage délivré devant plusieurs classes de Première et devant le Club Histoire du lycée Buffon (Paris) par l’appelé Jean-Louis Cerceau et publié dans un des ouvrages réalisés par la Club Histoire du lycée Buffon.

Ce témoignage était publié accompagné de photographies apportées par le témoin.

Jean-Louis Cerceau naît le 27 Février 1940. Ce jeune commis d’épicerie aux  » Docks de France  » qui a commencé à travailler dès seize ans souhaite devenir un jour gérant d’une succursale avec la jeune fille qu’il rêve d’épouser. La Guerre d’Algérie bouleverse ses projets. À vingt ans, le 1er mars 1960, il part effectuer son service militaire et séjourne seize mois en Algérie, du 17 Janvier 1961 au 24 Avril 1962 dans le 1/65e R.I.Ma.[1] Sa compagnie ayant été transformée en commando de chasse, il est engagé dans de nombreuses opérations contre l’A.L.N. Il effectue l’essentiel de son séjour à El Milia dans le nord Constantinois où il restera jusqu’en novembre 1961, à l’exception d’une courte mission à Alger en mai 1961 pour contrôler la ville après l’échec de la tentative de putsch d’avril 1961. Puis, à partir du mois de novembre de la même année, son unité est affectée sur la frontière marocaine à Marnia. C’est au cours de ce séjour qu’il est envoyé à Oran, ville en proie à l’agitation de l’O.A.S., et qu’il participe à l’arrestation du général putschiste Jouhaud. De retour à la vie civile, il reste psychologiquement marqué par la guerre et entame une nouvelle vie. Il fonde une famille, a quatre enfants, puis après avoir été vendeur chez Olivetti et Citroën, décide d’intégrer la police nationale. Plusieurs concours lui permettent de terminer sa carrière en 1996 avec le grade de commandant.

Jean-Louis Cerceau est chevalier de la Légion d’Honneur, chevalier de l’Ordre du Mérite et a reçu la Valeur Militaire

Témoignage de Jean-Louis Cerceau

Mon copain Marcel a été tué la veille de mon départ en permission, le 29 juillet. Encore une fois, c’est difficile de vous expliquer ça, mais j’ai vraiment eu le sentiment d’une injustice : pourquoi pas moi ? Et puis j’avais l’impression de l’avoir abandonné. Pour vous dire l’horreur de cette guerre et la délicatesse qui caractérise l’armée ; ce type a été tué le 29 juillet 1961 et le corps a été rendu à la famille la veille de Noël… comme vous pouvez le constater avec beaucoup de tact.

Est-ce que vous pouvez concrètement présenter qui vous étiez au moment où vous êtes parti en Algérie ?

Aujourd’hui, devant vous, c’est un grand-père qui vous parle ; mais les questions que vous allez poser, c’est au jeune de 20 ans qui est parti faire son service militaire, un passage que l’on considérait comme allant de soi à l’époque. Cela faisait partie de la vie du citoyen. On était un garçon, les filles étaient épargnées par cette corvée, on était recensé à 18, 19 ans et on passait le conseil de révision. C’était une séance de quelques heures, tout nu, dans une salle de l’Hôtel de Ville où on défilait devant un aéropage de docteurs ou d’élus qui vous déclaraient, selon votre apparence extérieure, apte pour le service ou non. Puis à 20 ans, on était appelé. Nous étions alors affectés dans un régiment. Généralement on ne tenait pas compte des choix que vous aviez formulés quelques jours auparavant… on faisait bien souvent exactement le contraire de ce que vous demandiez.

Vous étiez appelé dans une unité pour faire ce qu’on appelle des classes. C’est-à-dire une probation militaire qui durait deux mois en temps normal et quatre mois en temps de guerre. C’était donc notre cas. Pendant quatre mois on nous apprenait les milles et une façon de tuer un homme… ou d’éviter d’être tué. Quelques fois des appelés prenaient le bateau, encore « en civil », pour traverser la Méditerranée et effectuaient leurs classes directement en Algérie. Pour ma part, je partageais le sort des appelés qui effectuaient leurs classes en France. La plupart des camarades de ma classe[2] étaient partis au service militaire depuis quatre mois. Car, comme beaucoup de gens de ma génération, mon père qui avait été mobilisé en 1939, avait combattu et, comme il était mort en revenant de captivité, j’étais ce qu’on appelle « soutien de famille ». Théoriquement j’aurai dû faire quatorze mois en France. J’en ai fait dix car j’ai eu une « petite histoire » en cours de route car j’étais un petit peu rétif au commandement. J’ai eu des mots un peu plus que ça avec un adjudant, ce qui m’a valu de partir avec le premier bateau en partance pour l’Algérie. Je me suis retrouvé quelque part dans le nord Constantinois, une région montagneuse, particulièrement humide avec des forêts très denses. C’est probablement un des berceaux de la rébellion algérienne avec tout ce que cela comprend : des combattants très motivés en face de nous, des combattants vraiment exceptionnels. Je n’étais pas un soldat. J’étais un petit commis d’épicerie. Mon travail consistait à livrer les bouteilles chez les clients. Quant à mon ambition, en revenant de l’armée, c’était tout simplement de faire ma vie avec une fille, de me marier, d’avoir des enfants et de prendre une gérance dans la société où je travaillais. Tout a basculé avec l’Algérie. Tout a changé parce que j’ai fait un parcours, comme beaucoup d’autres camarades, qui a foutu ma vie en l’air.

Est-ce que vous aviez à ce moment- là des engagements politiques ou une idée particulière sur ce qui vous attendait en Algérie ?

A l’époque j’étais non pas de l’extrême droite mais plutôt nationaliste, c’est-à-dire pour être clair que je n’avais pas de conscience politique, je marchais un petit peu à la boussole, si l’on peut dire, en fonction de mon milieu familial, de ce que j’entendais autour de moi et à l’époque les parachutistes avaient particulièrement la cote. Je lisais les journaux de l’époque – il n’avait pas encore beaucoup de télévision- qui me laissaient penser qu’il n’y avait que les parachutistes qui faisaient la guerre. Donc, pour faire partie de ces unités d’élite, j’ai fait la préparation militaire parachutiste et j’ai sauté six fois d’un avion en vol. Cela peut vous paraître idiot mais j’étais volontaire et j’ai été breveté « parachutiste ». Puis, fort heureusement pour moi – vous comprendrez pourquoi plus tard – je me suis cassé un genou au sixième saut ce qui fait que j’étais inapte au saut. Fini le destin de parachutiste, j’ai été affecté dans ce qu’on appelait l’infanterie de marine, c’est-à-dire des unités quand même amenées à combattre et j’ai fait exactement le même « travail » que ce que faisaient les parachutistes. En effet, ceux-ci ont effectué finalement peu de sauts opérationnels en Algérie, peut être trois ou quatre. Ils faisaient comme nous, ils se déplaçaient à pied ou en camion ou étaient héliportés. Lorsqu’au bout de dix mois on a voulu me réaffecter aux troupes parachutistes, j’ai souhaité rester avec mes camarades.

À quelle date êtes-vous parti en Algérie exactement ?

J’ai été appelé le 2 mars 1960 et je suis parti en Algérie le 17 Janvier 1961, je vais vous dire pourquoi cette date m’a marqué, pourquoi je m’en souviens aussi précisément. C’est que je faisais partie des naïfs qui s’imaginaient que l’Afrique du nord, c’était les palmiers, les femmes voilées, et les chameaux… quand j’ai débarqué il y avait de la neige partout et j’ai attrapé la seule bronchite de ma vie. Il y a un autre événement qui a contribué à graver cette date dans ma mémoire, c’est quand, 40 ans après, je décide de partir en vacances dans la région à Langogne[3] où se trouvait une maison de vacances de mon association. Comme je fais à chaque fois que je débarque quelque part, je vais voir le monument aux morts du village pour voir si il y a eu des gars qui sont tombés là-bas et, à ma grande stupéfaction, je constate que le 17 janvier 1961 un type de Langogne avait été tué le jour même où j’avais débarqué. Cela m’a vraiment marqué. Au moment même ou je mettais les pieds en Algérie, un jeune avait été tué.

Vous n’êtes donc pas parti tout de suite en Algérie. Qu’est-ce qu’on disait lors de votre période de classes sur la guerre l’Algérie ? L’encadrement militaire tenait-il un discours sur ce qui se passait en Algérie ?

On n’avait pas de discours politique particulier de la part de notre encadrement. C’était l’époque où un début de négociation entre le gouvernement français et les représentants algériens avait été amorcé, mais avait capoté. Nous espérions que les négociations allaient reprendre rapidement pour que la guerre s’arrête. Finalement j’ai été un va-t’en guerre avant d’être militaire mais dès que j’ai été incorporé, je me suis demandé où j’avais mis les pieds. Il faut dire que nous avions parmi nous des types qui n’avaient pas tout à fait terminé leur service et qui avaient été blessés en Algérie et qui étaient réaffectés dans notre unité. Ils nous racontaient un peu ce qui se passait même si certains n’en disaient pas trop et d’autres en rajoutaient sans doute. Mais nous nous faisions peu à peu une petite idée, on avait quand même déjà une petite idée de ce que cela pouvait être. Nous avions compris que nous n’allions pas faire du tourisme.

Comme j’avais eu cet incident avec un gradé, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, j’ai dû partir au bout de dix mois avec un petit trait à l’encre rouge sous mon nom ce qui m’a valu d’être affecté dans une compagnie de combat, devenue commando de chasse par la suite. J’ai dû suivre une formation supplémentaire, un stage commando car notre mission était de combattre. Tous les appelés faisaient la guerre, mais je faisais parti des dix pour cent de soldats qui affrontaient directement l’adversaire.

Quand ces commandos de chasse ont-ils été constitués ?

En 1959. De Gaule avait décidé de lancer des réformes[4] mais aussi de battre militairement l’A.L.N. C’est le général Challe qui les a créés dans le cadre d’un vaste plan de balayage du territoire d’Ouest en Est, mais je dirais qu’il régularise en fait une situation déjà existante. Des compagnies de combat comme celles dans laquelle j’ai été affecté avaient déjà suivi une formation et étaient constituées d’une centaine d’hommes dont la vocation était d’affronter l’adversaire.

Aviez-vous vraiment le sentiment que vous alliez connaître l’expérience de la guerre ?

Pas du tout. Il faut savoir que la culture du mensonge contrôlait la presse. Peu de journaux ou magazines révélaient la nature des combats. La censure régnait en maître jusqu’à ce que les rappelés partent en Algérie. Les rappelés d’abord, ces jeunes, les premiers d’entre nous qui ce sont retrouvés rappelés à l’activité militaire après avoir été libérés de leurs obligations militaires et être rentrés chez eux parfois depuis un an et demi, voire deux. Ils avaient finis leur service militaire, certains étaient mariés, avaient monté des commerces, enfin toutes les situations imaginables. Ils se disaient : « ça y est, c’est fini pour nous, nous sommes revenus et nous commençons notre vie d’Homme », et puis, tout à coup, les gendarmes viennent leur porter un ordre de mobilisation, et ils repartent sans savoir pour combien de temps. Ils se retrouvent en Afrique du Nord, au Maroc et en Algérie, surtout en Algérie. En fait, ils y resteront cinq ou six mois là bas. Nous, nous partions pour vingt-huit mois.

Quand ont-ils été rappelés ?

En 1956. Ces gars là étaient des soldats communs, sans formation particulière au combat et, en plus, pas très contents d’avoir été rappelés. Une certaine indiscipline régnait naturellement dans les rangs et puis, un jour, ce fut le drame. Dix neuf gars tués dans une embuscade dans les gorges de Palestro[5]. La presse en a parlé et on a compris que les prétendues « opérations de police », de « maintien de l’ordre » comme on disait masquaient une guerre réelle et dix-neuf gars, des rappelés, étaient morts. Le choc de la révélation de Palestro a été telle, qu’à partir de cette date la presse a été sévèrement surveillée : plus d’informations libres, les seules informations autorisées étaient fournies par les services de l’armée. Les journalistes accrédités n’avaient accès qu’aux informations délivrées par l’armée. Mais en Algérie, il y a eu, comme dans toutes les guerres, des opérations qui coûtaient la vie de cinquante ou de soixante hommes, plus fréquemment entre cinq et vingt morts. Et cela n’était pas la guerre !… En Algérie on a connu une moyenne de dix morts par jour. Pour les blessés, ce nombre doit être multiplié par trois.

Nous, nous sommes arrivés vers la fin. C’était toujours une situation tendue mais des négociations avaient commencé entre la France et le F.L.N. ce qui veux dire que l’adversaire, pour pouvoir s’assoir à la table des négociations en position non pas de force mais en position d’égalité, mettait le paquet sur le terrain. L’année 1961 a été une année vraiment très dure.

Est-ce que vous vous souvenez de votre transfert en Algérie ? ça se passait comment ?

Un peu moins bien que les transferts de bestiaux… J’étais en caserne à ce moment-là dans le camp de la Braconne, situé près d’Angoulême. On nous a emmenés par le train jusqu’à Marseille dans le camp de transit de Sainte-Marthe qui datait du début du siècle[6]. Un camp immense de plusieurs hectares, nous étions parqués dans des baraques où pullulaient de petites punaises et où il n’était par conséquent pas question de dormir, c’était crasseux, c’était dégoutant. Quand nous avons été dévorés une ou deux nuits par les punaises, on nous embarqués dans un paquebot classique, à ceci près qu’on voyageait en fond de cale sur des chaises longues, à l’avant ou à l’arrière du bateau là où ça bouge le plus… Je n’ai pas besoin de vous dire que dès qu’un premier commençait à vomir, le suivant se laissait aller puis tout le monde et nous pataugions là-dedans… Certains, dont j’étais, sont montés sur le pont pour essayer de respirer un peu d’air pur mais malheureusement il y a eu une tempête et nous avons dû redescendre dans la cale parce qu’il fallait fermer les portes étanches. Cela a été une traversée d’enfer.

Sitôt débarqués à Philippeville, nous nous sommes précipités à l’air libre et comme nous étions en tenue très légère, nous avons tous attrapé mal car il faisait très froid alors qu’on croyait naïvement croyait débarquer dans un pays chaud.

Quelle a été votre première affectation ?

Ma toute première affectation en arrivant en Algérie a été le bataillon dans lequel j’ai été de suite affecté. Arrivés le 17 janvier, nous avons été transférés dans nos unités le jour même. J’ai fait partie des deux appelés qui étaient affectés à la compagnie de combat. Je n’ai pas bien compris tout de suite pourquoi le bureaucrate qui me donnait mon affectation m’a regardé en me disant : « T’en as de la chance, tu vas pas sentir le renfermé ». Si je n’ai pas bien compris sur le moment, j’ai vite compris le sens de ses propos : sur les onze mois que j’ai passés dans le Constantinois, j’ai couché huit mois et demi dehors !

Est-ce que vous pourriez préciser quelles étaient les missions d’un commando de chasse ?  

Les missions d’un commando de chasse consistaient à rechercher l’adversaire, à aller au contact de façon à le provoquer pour le faire sortir du bois si je puis m’exprimer ainsi. Quelquefois on effectuait des « coups de main » contre des adversaires pas trop nombreux mais, quand l’affaire devenait « très chaude » et si nous manquions d’équipement, nous faisions appel à la réserve constituée de parachutistes ou de légionnaires qui arrivaient en renfort et qui déclenchaient alors une opération de plus grande ampleur. Dans ce cas de figure, nous avions joué en quelque sorte le rôle de la chèvre, l’appât. Cela ne nous dispensait pas d’aller nous aussi « au charbon » pour attaquer avec les autres puisqu’on nous étions sur place et avions déjà accroché l’adversaire. Ces opérations se déroulaient le plus souvent de nuit parce que la nuit tous les chats sont gris et nos déplacements étaient ignorés tant de la population que des rebelles. Quand nous nous déplacions de nuit, les rebelles ne savaient pas toujours s’ils avaient à faire à d’autres rebelles ou s’ils avaient à faire à des soldats réguliers de l’armée française. Il nous arrivait même parfois de revêtir des djellabas[7] pour nous faire passer pour des fellagas aux yeux de la population.

Pouvez-vous présenter ce qu’est un commando… Il y a combien d’hommes ? Qui commande ? Quels sont en particulier les rapports entre les appelés que vous êtes et l’encadrement qui est composé de professionnels ?

La différence avec les unités plus « classiques » tenait à notre encadrement constitué de soldats de métier. Il y avait bien quelques appelés officiers ou sous-officiers, mais la majorité de l’encadrement avait déjà combattu en Indochine ou lors des combats de la Libération. C’étaient donc des gens aguerris qui nous encadraient. Un commando c’était une centaine à peu près, une centaine divisée en quatre sections d’environ vingt-cinq hommes. Pas tout à fait d’ailleurs car il y avait aussi ce qu’on appelait la section « hors rang », composée de l’infirmier, des radios, du cuisto[8] etc. Mais, en gros, une vingtaine d’hommes par section. Donc selon l’importance de l’opération que l’on devait mener, de la simple embuscade au coin du bois à un combat plus conséquent, on engageait une quarantaine d’hommes, deux ou trois sections voire le commando au complet.

Pouvez-vous raconter votre premier contact avec des katibas, les troupes de l’ALN ?

La première fois que je me suis fait « allumer », si je puis dire ça, c’était la veille de mon anniversaire, encore une date qui marque. J’ai bien cru que je n’allais jamais atteindre l’année suivante. C’était en février 1961, j’étais en Algérie depuis à peu près un mois. Nous avions déjà tendu plusieurs fois des embuscades et pratiqué des ratissages, mais on n’avait rien trouvé ; ou plutôt si, on avait bien trouvé des documents et de l’argent liquide mais nous n’avions pas eu de contact direct avec l’adversaire. Et puis un jour, nous sommes partis en opération avec d’autres unités et nous avions la mission de boucler le secteur. Pour comprendre ce qu’est une opération, il vous suffit d’imaginer un tiroir qui se referme lentement. Sur les bords et au fond du tiroir, il y a un barrage de soldats. Le tout dessine un « U ». Là où le tiroir se referme, c’est le « ratissage », des soldats avancent lentement et les fellaghas qui se trouvent au milieu n’ont le plus souvent pas d’autre solution que d’être « accrochés ». Ou bien ils se rendent ou bien ils affrontent nos troupes quand le piège se referme. Il est rare qu’ils réussissent à s’échapper. Ce type d’opération est évidemment plus facile à mener en plaine qu’en territoire montagneux ou en forêt. Certaines forêts étaient très denses, très touffues et l’on voyait le bonhomme en face tardivement, quand on était souvent à moins de dix mètres. Alors c’était à celui qui tirait le premier.

Donc, nous étions le fond du tiroir ; j’étais avec des copains, des gars plus anciens que moi quand, tout à coup, je me suis fait « allumer ». Dans cet espace boisé, j’ai vu des feuilles qui tombaient à côté de moi quand un caporal m’a crié : « Mais qu’est-ce que t’attends pour te coucher ? » Tout à coup j’ai réalisé qu’on me tirait dessus. Si je suis là pour en parler, c’est parce que je n’ai pas été touché mais je vous assure que, rétrospectivement, j’ai eu la plus grande trouille de ma vie. Je n’ai pas vu mon ou mes adversaires, ceux qui avaient eu la gentillesse de me prendre pour cible. Par contre, pas très longtemps après, nous avons fait un « coup de main » et j’ai vu mon premier tué en face. Je suis heureux de n’avoir jamais eu à tuer un homme face à face. J’ai plusieurs fois participé à des combats où il y a eu des morts en face et quelquefois chez nous mais je n’ai jamais pu dire avec certitude, : « Celui-là, c’est moi qui l’ai tué »… Vous me direz c’est peut être une forme de lâcheté mais je me suis toujours dit : « J’espère que ce n’est pas moi qui ai fait ça ». Pour la première fois où j’ai vu un type de mon âge en train de rendre le dernier soupir, c’est lorsque nous tirions en courant sur des types que nous pourchassions. Ça m’a complètement foutu en l’air, j’ai eu le sentiment d’avoir attenté à ce qu’il y a de plus sacré. Tuer un homme, c’est quelque chose d’abominable… enfin en tout cas pour quelqu’un de civilisé, même en tant que soldat. Avec le temps ça guérit un petit peu, on en prend l’habitude. Mais la mort d’un homme, même d’en face, ne m’a jamais laissé indifférent. Jamais ! C’est quelque chose de terrible. J’avais un très grand respect pour la vie avant même de partir, mais je crois que je l’ai encore plus depuis que je suis revenu.

A vous entendre on a l’impression qu’il y a une mutation qui s’est effectuée assez rapidement dès le contact avec la guerre.

La guerre… avant de partir j’allais beaucoup au cinéma, ça ne coûtait pas trop cher et j’aimais bien aller voir les films de guerre américains sur la Seconde Guerre mondiale. Il n’y avait que des héros, des types qui à eux seuls allaient affronter dix chars et, quand ils mourraient, ils s’écroulaient en criant « Vive l’Amérique ! ». C’était vraiment extraordinaire quoi et, pour moi, la guerre c’était ça et puis les morts étaient tous beaux ! Ils tombaient en criant : « Vive l’Amérique ». Même quand ils expiraient ils étaient magnifiques. Mais la mort à la guerre, c’est un corps déchiqueté, une tête éclatée, les tripes à l’air. Et quand vous avez vu ça, c’est une image qui ne peut plus jamais vous quitter. C’est vrai que j’ai très vite évolué.

Y avait-il des harkis dans votre commando de chasse ?

On avait avec nous un interprète guide qui venait de la S.A.S (les Sections Administratives Spécialisées) , un gars qui avait été détaché : un « moghazni ». Aujourd’hui tous les supplétifs algériens de l’armée française sont appelés « harkis » mais, en réalité, il y a eu une multitude de supplétifs sous diverses appellations. Ce « musulman » avait été affecté avec nous parce qu’il faisait la guerre depuis sept ans. Toute sa famille avait été égorgée par le F.L.N, ce qui l’avait poussé à s’engager comme supplétif dans l’armée française. Il s’appelait Mohammed. J’étais très ami avec lui. Il avait une expérience de la guerre absolument fabuleuse. Un jour, par exemple, on était sur une piste et on a vu un chargeur de mitraillette par terre. Pensant qu’un soldat avait perdu son chargeur, un gars s’est précipité pour le ramasser et Mohammed lui a dit : « Touche pas ! Touche pas ! Il est peut-être piégé ». On s’est donc écarté et on a tiré sur le chargeur et, effectivement, le chargeur a explosé, une grenade était attachée dessus. Cela faisait partie des pièges de la guerre. Mohammed était capable de dire, lorsque l’on voyait un pas sur la piste si la personne était passée là il y a quelques heures ou quelques jours. C’était vraiment un type extraordinaire qui avait une expérience prodigieuse qui nous a souvent permis d’éviter de mauvaises surprises.

A part ce contact avec Mohammed, avez-vous pu discuter avec d’autres harkis pour connaitre leurs motivations à participer à ce qui était pour eux, une guerre civile ?

Il faut savoir qu’il y a eu plusieurs types de harkis. Il y a ceux qui étaient réellement motivés, comme Mohammed, d’autres qui étaient là faute de moyens, parce qu’il faut bien manger et que l’engagement donnait droit à une solde, d’autres encore avaient « retournés », c’étaient d’anciens combattants du F.L.N que l’on avait torturés et qui avaient parlé et à qui on avait proposé de rester dans les rangs de l’armée française. Comme ils avaient parlé, ils ne pouvaient plus rentrer chez eux, ils auraient été liquidés par le FLN. Ceux-là étaient des supplétifs « sous la contrainte ». On avait, dans l’ensemble, de bons rapports avec les supplétifs. Je pense que ces hommes, quelles que soient les raisons pour lesquelles ils étaient avec nous, n’avaient plus le choix, ils essayaient donc d’être en bon terme avec nous et ça se passait bien.

En ce qui concerne Mohammed, savez-vous ce qu’il est devenu ? »

Non, mais je l’imagine. Lorsque nous sommes partis du Constantinois en novembre 1961, nous avons reçu l’ordre de désarmer et d’abandonner tous les supplétifs. On leur laissait le choix de s’engager dans l’armée française, mais en laissant leur famille, ce que la plupart d’entre eux n’acceptait pas. Après l’indépendance, environ 70 000 supplétifs ont été égorgés, massacrés… Je pense que Mohammed, avec le « palmarès » qu’il avait, n’a malheureusement pas pu se sauver. Je n’ai plus eu de contacts avec lui après notre départ mais je me souviens que j’ai eu la honte de ma vie le jour où nous sommes montés dans les camions pour partir et qu’on l’a abandonné là, alors que ce type nous avait fait confiance pendant des mois. Je me rappelle que nous portions la tenue camouflée, mais lui avait un treillis ordinaire. Un jour, le capitaine du commando lui a remis la tenue camouflée et Mohammed était tellement fier d’être reconnu comme l’un des nôtres qu’il a dû coucher avec tout le reste du mois. Il allait également « frimer » devant ses amis harkis avec sa nouvelle tenue. Je pense que la légion d’Honneur ne l’aurait pas rendu plus fier. Après toutes ces marques de confiance de notre part et de la sienne, nous étions plusieurs à ressentir la honte de l’abandonner ainsi.

Avez-vous eu, lors de vos opérations, l’occasion de faire des prisonniers ; et si « oui », que devenaient-ils ?

Oui, nous avons fait des prisonniers qui étaient livrés au bataillon – au PC, si vous voulez- où se trouvaient des spécialistes de « l’interrogatoire » qui avaient vocation à torturer les prisonniers. Nous ne torturions pas dans notre commando. Aussi bien notre capitaine que nos sous-officiers étaient catégoriquement contre ce genre de pratiques à l’intérieur du commando. On savait très bien, lorsqu’on livrait un prisonnier à ce bataillon, ce qui allait lui arriver mais nous ne voulions pas nous salir les mains avec des choses comme cela à l’intérieur de notre commando. Malheureusement, la guerre nous y obligeant, nous avons parfois exercé des violences mais jamais nous n’avons volontairement fait du mal physiquement à un prisonnier pour le faire parler. Il y avait des unités itinérantes spécialisées dans la torture qui s’appelaient les DOP – les Dispositifs Opérationnels de Protection – jusqu’au plan Challe. Le général de Gaulle a ensuite condamné la torture, en particulier la torture à l’électricité avec ce que l’on appelait la gégène – la génératrice – qui servait normalement pour communiquer : le téléphone ça sert à parler, pas à faire parler ! Mais la torture à l’électricité à tout de même continué puisqu’après la dissolution des DOP, ses membres on été rattachés à des unités d’infanterie et faisaient exactement le même travail. Un jour, alors qu’on avait capturé un prisonnier, ils nous on demandé un endroit pas trop exposé pour « l’interroger ». Ils sont donc allés dans un de nos bâtiments. Lorsque l’on a entendu le gars gueuler, on a gueulé aussi. Ils ont donc embarqué le type et sont repartis comme ils étaient venus pour faire leur travail ailleurs.

Quelles étaient les relations entre les appelés entre eux ? Comment réagissaient-t-ils à l’épreuve de la guerre ?

C’était variable. Je n’ai pas eu de problème à l’intérieur du commando puisque appelés ou engagés travaillaient ensemble sans vraiment même savoir quel était le statut de chacun. Lorsque j’ai été libéré de mes occupations militaires, je me suis aperçu que mon caporal déjà en Algérie avant moi n’avait pas été libéré. Quand je lui ai demandé pourquoi il n‘avait pas sa « quille[9] » – c’est-à-dire sa fin de service – , il m’a répondu qu’il était engagé ce que j’ignorais tout simplement parce que l’on ne faisait pas de différence entre nous ; il y avait une véritable fraternité entre nous. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas de gens moins aimés que d’autres parmi nous, comme dans toutes les collectivités. Mais, tout le monde se tenait bien puisque lorsque quelqu’un se conduisait mal, le capitaine lui faisait une « tête au carré » et demandait sa mutation.

Pouvez-vous nous donnez des précisons sur ce qu’est exactement la « quille » ? 

La libération après son service était appelée la « quille ». Cent jours avant d’être libéré de ses obligations militaires, on fêtait le « père-cent », puis l’on décomptait les jours à partir de cette date. La « quille » arrivait à l’issue de ces cent jours. Je me suis d’ailleurs battu jusqu’au bout. La veille de mon départ, j’étais sur les toits d’Oran de 9h du soir à 3h du matin en train de me faire allumer. Cela a été un départ précipité et dans des conditions difficiles. »

Ressent-on physiquement la peur ?

Celui qui, en ayant été vraiment au contact et en ayant combattu, vous dira qu’il n’a pas eu peur est soit un menteur, soit un fou furieux, un inconscient. Moi, j’ai eu la trouille durant les seize mois que j’ai passés là-bas et je n’étais pas un lâche. Ce n’est pas honteux d’avoir peur. J’ai appris cela quand j’étais parachutiste ; lorsque l’on passe la portière, on a toujours la trouille. Avoir peur n’est pas honteux ; ce qui l’est c’est de ne pas savoir maitriser sa peur. La peur provoque beaucoup de troubles, elle transforme psychologiquement au point que cela se ressent physiquement. J’ai perdu seize kilos pendant les seize mois que j’ai passé en Algérie. »

En regardant les photos que vous nous avez apportées, on est frappé de constater la transformation de votre regard

La photo de gauche a été prise entre Noel et le nouvel an de l’année 1960, lorsque j’étais sur le point de partir. Celle de droite est la photo d’identité que j’ai faite pour mon employeur à mon retour en France. On voit bien que j’avais maigri et que j’avais des yeux « complètements fous ». J’étais ce que l’on appelle un psycho traumatisé. Lorsque je suis revenu, j’ai failli être interné en hôpital psychiatrique. J’ai piqué plusieurs crises où j’ai tout cassé mais le docteur de ma famille n’a pas voulu m’envoyer en hôpital psychiatrique car il pensait que j’en ressortirais plus fou encore. J’ai eu des soins assez durs au début puis de plus en plus doux pour, au fil des années, retrouver un équilibre mental suffisant et reprendre une vie quasiment normale. On ne reprend plus jamais une vie normale après ça, mais disons une vie « satisfaisante. »

Lors des opérations de commandos, avez-vous mené des actions contre des villages qui apportaient une aide aux combattants de l’ ALN ?

 Avec l’aide d’autres unités, nous avons affronté des katibas ; c’étaient des unités d’environ 150 combattants, à peu près l’équivalent d’une compagnie. Le plus gros rassemblement que j’ai vu était constitué de deux katibas qui s’étaient reconstituées après la trêve du général de Gaulle du mois de mai 1961 à l’issue de laquelle l’armée française avait relâché 6 000 prisonniers. Ce jour là, ils étaient donc environ 300. Mais le plus souvent, nous affrontions une section d’une trentaine d’hommes. Ils étaient plus aguerris que nous, certains d’entre eux avaient combattu dans les rangs de l’armée française lors de la Seconde Guerre mondiale, voire pendant la guerre d’Indochine. Ils savaient donc bien se battre et savaient qu’ils avaient en face d’eux des appelés. Lorsque nous étions attaqués, nous appelions parfois de l’aide. Parfois, c’est nous qui étions appelés pour faire des coups de main très rapide. On montait alors dans les hélicoptères qui nous déposaient sur le lieu où devaient se dérouler les combats. Parfois on avait un « comité d’accueil », et parfois pas.  

Quel type d’hélicoptère utilisiez-vous ?

Il y avait ce que l’on appelait les « bananes » mais j’ai été le plus souvent héliporté en « Sikorsky », un gros hélicoptère avec une seule pale. La banane pouvait transporter huit hommes et le « Sikorsky » six hommes équipés. La différence entre les deux était que les « bananes » s’écrasaient plus souvent que les « Sikorsky » qui étaient plus sûrs.

Lors de ces opérations, vous étiez amenés à découvrir des mechtas, des villages… Y-a-t-il eu des déplacements de population ou des actions contre cette base possible du F.L.N ? 

Lorsqu’on savait que des rebelles avaient l’habitude de s’approvisionner dans une mechta ou un groupe de maisons situées dans la montagne, il nous est arrivé de déplacer des populations. Lorsqu’on considérait, qu’à cet endroit, les rebelles recevaient une aide trop active de la population, on regroupait la population de plusieurs villages dans ce que l’on appelait un camp de regroupement et on détruisait les maisons. Certains d’entre eux avaient assez de courage pour nous regarder et nous dire : « Vous êtes des sauvages ! ». Ils avaient raison… La destruction de leur maison, lorsqu’en plus c’était un héritage familial qui venait de leurs aïeux était horrible pour eux.

Comment la population pouvait-elle manifester sa colère ? Par des « you-you » ? 

Je les ai entendu lors de l’opération Taskif. C’est un village qui n’existe plus pour la bonne raison que nous l’avons détruit et qu’il n’a jamais été reconstruit par la suite. C’était un village très pauvre dans la montagne et il était supposé dissimuler des armes pour les rebelles. Un jour, nous avons reçu l’ordre d’investir ce village pour trouver ces armes. Il restait quelques malheureux villageois, un vieillard, un handicapé et un qui n’avait pas dû courir assez vite et surtout beaucoup de femmes et d’enfants. A l’issue de la fouille qui n’a rien donné, on a reçu l’ordre d’incendier le village. Les femmes qui avaient été regroupées avec les enfants sur la place qui était au centre du village se sont mises à pousser des « you-you ». Ces cris sont aujourd’hui encore dans ma tête. Nous avons brulé les maisons de ces pauvres gens qui vivaient dans la misère. Nous étions à l’entrée de l’hiver et nous avons brûlé également les provisions qui étaient contenues dans leurs maisons. Nous l’avons fait en toute bonne conscience parce que nous pensions que nous n’avions rien fait de mal physiquement. Lorsqu’on a vingt ans, on ne pense pas à tout. On s’était dit que l’on n’exercerait jamais les mêmes violences que celles des unités dont je vous ai parlé tout à l‘heure. Dans ce village, il y avait un homme qui avait deux enfants, un garçon, qui devait avoir quatre ans et une fille qui avait environ sept ou huit ans. Après avoir interrogé cet homme qui disait ne rien savoir, nous avons pris son fils que nous avons emmené à l’autre bout du village et nous lui avons dit de ne pas bouger. Nous ne l’avons pas frappé, nous ne lui avons fait aucun mal physiquement. Nous l’avons recouvert d’une couverture et nous avons tiré une rafale en l’air puis nous sommes allés voir le père pour lui dire : « Si tu ne parles pas, on tue le deuxième ». Nous avons fait ça sans penser un instant à la torture morale que cela pouvait représenter. Pour nous, du fait que nous n’avions pas exercé de violence physique, nous étions « clean ». Il faut être père de famille, comme je le suis devenu quelques années après, pour se rendre compte de l’horreur d’un tel geste.

Est-ce qu’il est possible, dans une situation de guerre, de refuser certains ordres ? 

J’ai refusé certains ordres, ce qui m’a permis de me réhabiliter à mes yeux. À deux reprises, j’ai refusé de participer à des exécutions sommaires. La première fois, nous avions pour mission de coincer une trentaine de rebelles mais un coup de feu parti trop vite de la part d’un des supplétifs a alerté les rebelles et la plupart sont partis en courant pendant que trois d’entre eux se sont sacrifiés pour nous retarder. Après avoir poursuivi ces trois hommes toute la matinée, nous avons fini par les tuer mais le « bilan » était maigre.

Que voulez vous dire par « sacrifiés »? Comment s’y sont-ils pris ?

Ces hommes ont fait les « chèvres ». Ils savaient très bien qu’ils allaient finir par être tués mais ils l’ont fait pour que les vingt-sept autres puissent se sauver. Ce sont des héros. Après les avoir tués, le lieutenant était fou furieux et nous sommes revenus sur le village où restaient un vieux, des femmes et des enfants. Le lieutenant nous a dit : « Bon allez ; vous me nettoyez tout ça ! ». Je me suis opposé au lieutenant en lui disant que nous étions des soldats et non des assassins. Il m’a posé son arme sur la tête en me disant : « Tu peux répéter ça ? ». J’ai vraiment eu peur, il était devenu fou. J’ai dit au lieutenant qu’il pouvait me tuer mais que mes quarante compagnons seraient là pour raconter. Heureusement, il y avait avec nous un sous-officier appelé, instituteur dans le civil, qui l’a arrêté. Il a fini par baisser son arme en prétextant qu’il plaisantait, mais il ne plaisantait pas du tout. Ce type a été tué lors d’une de ses permissions à Alger, il avait été condamné à mort par le F.L.N.

La seconde fois, c’était dans un petit village à côté d’une base aérienne, elle-même située à côté d’Oran qui s’appelait La Senia, la base aérienne s’appelait d’ailleurs la base d’Oran-La Senia. Nous avions reçu des informations selon lesquelles il y avait dans ce village un collecteur de fond. Après avoir cerné le village, on s’est rendu compte que ce collecteur de fonds avait couru plus vite que nous. Nous sommes arrivés chez lui pour découvrir qu’il était parti précipitamment en abandonnant son déjeuner sur la table. Son fils, qui avait seize ans avait, en revanche, couru moins vite et était encore là. On l’a interrogé pour savoir où était son père mais lui répondait qu’il ne savait pas et à ce moment là, un copain et moi-même avons reçu l’ordre de le tuer pour « faire les pieds à son père » !

On n’a pas eu besoin de parler. Nous sommes rentrés et là… c’était terrible… le jeune garçon nous embrassait les pieds, il était sûr qu’on allait le tuer. ! Il nous suppliait, il était accroché à mon treillis… Il y avait un placard inclus dans le mur de cette maison en terre. On l’a fait entrer dedans et on lui a dit : « Surtout tu ne dis rien ! Tu ne dis rien ! Tu te tais ! T’attends que les soldats soient partis, tu bouges pas ! Tais toi ! ». Il a fini par comprendre, il s’est arrêté de pleurer, de crier, on l’a enfermé dans le placard et puis on a tiré deux rafales de l’autre côté et on est sortis, on a dit simplement : « C’est fait ». Je me souviendrai toujours du regard de mes camarades qui pensaient que nous l’avions effectivement assassiné. J’espère qu’aujourd’hui ce gamin, qui était un peu plus jeune que moi, est devenu un grand-père et qu’il se souvient d’avoir été sauvé par un soldat français.

Est-ce qu’il arrive que dans des situations de guerre on ressente la haine ?

Oui, bien sûr ! On peut ressentir la haine à partir de l’instant où on voit un copain tomber. On a de la haine pour celui qui l’a tué… Mais je peux vous dire que ça ne dure pas. Je voudrais insister sur ce point ; ceux qui vous diront qu’ils ont une haine durable et qu’ils l’ont toujours aujourd’hui contre leurs adversaires d’hier sont des gens qui n’ont pas combattu. Ceux qui ont réellement affronté, les armes à la main, ceux d’en face en Algérie vous diront la même chose que moi : j’ai du respect pour eux. J’ai du respect pour eux, pour leur courage, pour leur héroïsme, parce que nous disposions de moyens qu’ils n’avaient pas. Néanmoins ils combattaient vraiment. Evidemment, il y avait une différence majeure entre eux et nous : eux savaient pourquoi ils se battaient, pas nous. Ils avaient un idéal, celui de l’indépendance. Nous n’en avions pas. Je dis souvent que la seule cause qui vaille qu’on meurt, c’est pour la liberté. Beaucoup sont morts pour ça, et c’est pourquoi j’ai beaucoup de respect pour eux. J’ai passé le plus clair de mon temps dans le Constantinois et ce fut un véritable épreuve.

Cela n’a rien à voir avec ce que j’ai connu ensuite à Oran contre l’OAS, parce que là nous étions attaqués par lâcheté. On nous tirait dessus à partir des toits, à partir des terrasses et c’était des Français qui nous tiraient dessus. Nous avons eu plus de « casse » en deux mois qu’on en avait eue en sept mois dans le Constantinois… La haine, je l’ai conservée mais à l’égard des deux généraux qui commandaient les tueurs de l’OAS… généraux qui furent réhabilités depuis !

Est-ce que l’association d’anciens combattants à laquelle vous appartenez, la FNACA, a noué depuis des relations avec des combattants de l’ALN ?

Nous sommes la seule association à avoir été contactée par un colonel d’en face qui, aujourd’hui, est bien sûr à la retraite. Il est à l’origine d’une fondation qui a invité notre président national. Ce dernier a répondu à l’invitation via l’Ambassade de France avec un autre de mes amis, Serge Drouot, responsable de la commission « GAJE », Guerre d’Algérie Jeunesse Enseignement. La rencontre a eu lieu l’année dernière entre mon président national Wladyslas Marek, malheureusement décédé entre temps, et ce copain dont je vous parle. Normalement, nous devrions recevoir cette année une délégation de nos anciens adversaires de la région d’Alger. Nous étions très contents et sur place ça s’est vraiment bien passé. J’ai personnellement regretté de ne pas faire partie de la délégation. Les deux délégations, après avoir échangé quelques propos, ont invité des anciens combattants et se sont rendus ensemble au cimetière où elles ont déposé une gerbe sur le carré français et une sur le carré des soldats du FLN qui avaient été tués pendant la guerre d’Algérie… J’espère connaître un jour cette expérience.

Avez-vous été affecté à d’autres missions que des missions de combat ?

Oui, et je dois dire que cela a participé quelque part à mon désarroi et m’a profondément perturbé. Il n’y avait pas assez d’infirmiers là-bas ; les gars du Service de Santé avaient souvent des incapacités, incapacités physiques pour marcher notamment, ce qui faisait que quand on partait en opération il n’y avait personne pour assurer les premiers soins. Donc, un jour, le capitaine a pris un coup de sang et il a pris deux volontaires : « toi et toi ! »… J’étais un des deux désignés « volontaires », et il a dit : « vous serez infirmiers ! » Je ne sais pas si vous imaginez, mais je n’avais jamais fait d’études, j’étais commis d’épicerie dans le civil comme je vous l’ai dit. Remarquez un trait d’humour involontaire de l’institution militaire : ils m’ont appris à faire des piqûres dans les patates ; les patates au moins je savais ce que c’était ! Pendant trois semaines, j’ai appris à faire une piqûre dans une pomme de terre, à poser un garrot et encore, d’autres choses élémentaires puis je me suis retrouvé sur le tas avec la trousse d’urgence sur le dos comme vous l’avez vue sur la photographie de tout à l’heure. Quand il y avait en opération un blessé plus ou moins grave, il fallait que je me dépatouille avec ce petit bagage. Pas besoin de vous dire qu’au début ce n’était pas facile parce que je n’avais aucune notion de médecine, aucune notion de quoi que ce soit et j’ai vraiment improvisé plusieurs fois. J’ai parfois été confronté à des situations qui n’étaient pas faciles. En ma qualité « d’infirmier », j’ai été sollicité par la population locale notamment dans des villages de regroupement où la population algérienne avait été déplacée pour couper l’ALN des soutiens qu’elle pouvait obtenir dans les villages du bled. Là, il y avait toujours une maison qu’on appelait l’AMG, l’Assistance Médicale Gratuite, c’est-à-dire que les habitants venaient nous consulter et nous nous transformions en « toubib ».

Nous donnions la consultation, faisions le diagnostic, l’ordonnance et les soins. Pas besoin de vous dire que pour un commis d’épicerie, quand vous vous trouvez face à certaines situations, vous vous retrouvés à éplucher toutes les boites de médicament pour savoir à quoi ils servent. Et donc, quelquefois, on tombait juste… Personnellement je n’ai jamais pris trop de risques. Pour l’essentiel, les piqûres que je faisais étaient des piqûres à l’eau distillée et les comprimés que je distribuais, c’était de l’aspirine. Cela limitait le risque de faire une grave erreur.

Mais je me suis parfois trouvé face à des situations très difficiles :une dame qui s’était fait ouvrir le crâne d’un coup de hache par une jalouse ; une autre qui perdait abondamment son sang. J’ai réussi à juguler ça et en deux ou trois jours elle était complètement guérie… je lui avais fait une intraveineuse et au bout d’un moment ça s’est arrêté, le toubib du bataillon m’a félicité.

La pire expérience, c’est le jour où on m’a amené une petite fille, qui devait avoir dans les douze ans. Comme c’est l’usage là-bas, elle portait son petit frère de trois ans sur le dos. Elle avait une multitude de jupons en nylon sous sa robe et quand elle s’est approchée d’un feu, elle s’est transformée en une torche vivante. À part ses mains, ses pieds et son visage, tout le reste était une plaie avec du nylon collé dessus, c’était abominable. Les habitants du village me l’amenèrent, et on s’est regardés avec l’autre copain qui était comme moi infirmier. Nous étions désemparés : « Qu’est ce qu’on fait ? ». Finalement nous avons pris la décision de l’envelopper dans du tulle gras, une espèce de tissu enduit d’une graisse particulière pour les grands brûlés. Elle était enroulée comme une momie des pieds à la tête dans de grandes bandes de tissus. On ne pouvait ni l’asseoir, on ne pouvait même pas la toucher, elle hurlait sans arrêt. Nous l’avons fait évacuer par hélicoptère. Malheureusement la fillette est morte sept jours après. Elle a du souffrir un martyr abominable… pendant sept jours. Son petit frère s’en est sorti, il était juste brûlé sur la peau du ventre mais c’était superficiel. Mais vous voyez, je me suis retrouvé parfois dans des situations délicates. J’ai aussi connu un copain qui s’était trompé entre le morceau de bois qu’il voulait couper et sa main, il s’était ouvert la main, il a fallu que je fasse de la chirurgie avec des points de suture, bon… Moi qui n’avais jamais fait ni d’études de médecine, ni d’apprentissage de boucher. Disons que j’ai fait ce que j’ai pu, et même si ce n’était pas toujours très élégant, j’étais content de faire ce travail là, parce que j’avais au moins l’impression d’être utile à la population. Le problème c’est qu’on soignait les enfants et les mères le jour et, la nuit, on tuait les pères. Ce sont des choses difficiles à vivre dans sa tête.

Cette expérience de « toubib » vous a-t-elle permis de nouer des contacts plus étroits avec la population algérienne ?

Bien sûr. Je me souviens que quand je faisais le « toubib », il n’était pas rare, quand j’arrivais à guérir un gros rhume, un petit problème de bébé, de jeune garçon ou de jeune fille, que je sois invité à prendre le kawa. Ces pauvres gens, qui avaient souvent moins que rien, se mettaient en quatre pour nous dire merci. Ils faisaient des pâtisseries, on peut dire que c’était vraiment touchant ! Nous étions accueillis très chaleureusement. Bien évidemment, je me rendais à l’invitation sans mon arme, si je l’avais gardée sur moi, j’aurais pu intéresser quelqu’un. Mais là, je savais que je n’avais rien à craindre car j’étais invité. La loi de l’hospitalité était sacrée, et c’était une démarche sincère simplement pour dire : « merci toubib ». Mes hôtes ne parlaient pas Français quant à moi je ne parlais pas trop l’arabe, encore que je me débrouillais pas si mal. J’essayais de leur expliquer qu’on en avait plus pour longtemps chez eux. Je voulais les rassurer quoi ! Je me rappelle de ces invitations à prendre le kawa, ce fut toujours un moment extraordinaire. En me rendant chez eux, je désobéissais car il nous était interdit d’aller tout seul chez les gens ; mais bon, j’ai pris le risque et je ne le regrette pas.

   

Vous étiez en Algérie au moment du putsch. Qu’avez su du putsch et vous a-t-on donné des ordres particuliers à ce moment là ?

Le putsch d’avril 1961 a été organisé par des généraux félons qui se rebellaient contre le gouvernement de la République, parce qu’ils voulaient que l’Algérie reste française. Permettez-moi d’évoquer une réflexion personnelle : s’ils avaient réussi, cela voudrait dire que cinquante ans après, il y aurait toujours 400 000 soldats là-bas en permanence et que vous feriez tous 28 mois de service militaire ! Il est clair qu’il fallait mettre fin à cette guerre et c’est le général De Gaulle qui y a mis fin. Peut-être aurait-il pu faire autrement… avec des « si » on refait le monde ; en tous cas il a mis fin à cette guerre. Donc il y a eu cette poignée de généraux qui a voulu entraîner des militaires dans cette galère infernale contre la République, qui a voulu faire un coup d’Etat militaire et en tous cas ils ont tenté au mois d’avril 61. Et le fer de lance de cette révolte, comme ils ne trouvaient pas d’unités françaises suffisamment « motivées », pour les suivre, fut une unité parachutiste de la Légion étrangère. Lors du putsch d’avril, le colonel à la tête du régiment était en permission et c’est le commandant en second, Elie Denoix de Saint-Marc[10] qui a donné l’ordre à son régiment d’investir Alger et de prendre le contrôle de tous les lieux stratégiques. Eh bien ce commandant vient d’être fait Grand Croix de la Légion d’Honneur, qui est la plus haute distinction de la République ! Cette année, remise en mains propres par le président de la République… pas besoin de vous dire que ça me reste là ! Même si on pense qu’à un moment il faut savoir tourner la page et qu’il faut savoir pardonner comme j’ai pardonné à la plupart d’entre eux, ce n’est pas pour autant qu’il faut les distinguer, les honorer avec les plus hautes distinctions. Elie Denoix de Saint Marc est un personnage complexe, il fut aussi en d’autres temps un grand résistant d’ailleurs déporté à Buchenwald.

Cette évocation me fait rebondir sur un autre point que nous n’avons jamais compris : c’est que ceux qui, lors de la bataille d’Alger, ont été les pires tortionnaires étaient pour la plupart d’entre eux des hommes qui avaient connu la Seconde Guerre mondiale et pour certains d’entre eux qui avaient connu les camps de concentration et la torture par les nazis et qui employaient à leur tour les mêmes méthodes.

Mais où étiez-vous au moment du putsch ?

J’étais quelque part sur un piton dans le nord Constantinois et la chance que j’ai eue, ce fut d’avoir un commandant, un chef de bataillon ancien des Forces Françaises Libres qui était marié à une anglaise et qui avait eu pour témoin de mariage un certain Général de Gaulle. Inutile de vous dire qu’il était gaulliste à tous crins et qu’il n’a pas eu la moindre flottement de sa part, il était naturellement loyaliste. Cela n’a pas été pareil dans toutes les unités. Donc, nous n’avons pas eu à nous poser la question de savoir si on devait obéir à ses ordres. Le Général de Gaulle avait dit, lors de son allocution radiotélévisée qu’il nous interdisait d’obéir aux ordres de tout officier qui rejoignait la rébellion militaire. Nous avons aussitôt reçu l’ordre, d’une part, d’intercepter toutes les unités susceptibles de rejoindre Alger, car elles passeraient forcément dans notre secteur car il y avait un pont, un seul et, d’autre part, de constituer un bataillon de marche – c’est-à-dire un groupement de 150 hommes prélevés au sein du bataillon pour aller combattre les putschistes. En réalité, nous sommes arrivés à Alger un peu comme les « pompiers de Nanterre » alors que le putsch était terminé. Nous sommes restés un mois à Alger, et nous sommes les tout premiers à occuper le camp de Zeralda qui avait abrité auparavant le premier REP – le Régiment Etranger Parachutiste – le cœur du putsch, qui venait d’être dissous. Cela nous a valu de passer un mois sur la plage à Bab El Oued, une petite plage magnifique. Nous étions dans la réserve pour faire éventuellement face à de nouvelles opérations de subversion. La plage restait ouverte et nous, qui étions dans le bled depuis des mois, on voyait arrivait des minettes en deux pièces et petit bikinis, autant vous dire que ça nous inspirait beaucoup ! Et ce qui devait arriver arriva, j’ai fini par lier connaissance avec une de ces petites – l’esprit est fort, mais la chair est faible- J’ai commencé à discuter avec elle mais il ne s’est rien passé, en tout bien tout honneur, parce que je n’ai pas eu le temps… En effet, un sous-officier de l’armée française m’a tiré dessus à la mitraillette et j’ai failli mourir pour les jolis yeux d’une petite Farida. Simplement parce qu’il était jaloux ; il voulait sortir la fille et la fille ne voulait pas. Quand il m’a vu discuter avec elle, il a vu rouge, il a arraché la mitraillette de la sentinelle et m’a tiré dessus. J’ai eu une chance inouïe que cela se passe sur la plage, la mitraillette était ensablée et s’est enrayée. C’est la petite qui a pris la balle dans la jambe alors qu’il visait à côté. J’étais allongé à côté de la fille qui a pris la balle dans le mollet et moi je n’ai rien eu. Il a jeté la M.A.T. et s’est enfui. Le temps que je réalise qu’il venait de nous tirer dessus, il a eu le temps de faire du chemin. Il a été retrouvé quelques jours après par la police militaire, je ne sais pas ce qu’il est devenu mais il valait mieux pour lui que je le revois pas. Quelqu’un qui me tirait dessus à l’époque, j’avais pour réflexe de faire la même chose. Cela s’est arrêté là, je n’ai jamais revu la petite Farida, je sais simplement qu’elle n’était pas gravement blessée, elle doit être grand-mère aujourd’hui…

Vous avez personnellement entendu l’appel de de Gaulle ?

Oui. Ce qui a été terrible pour les putschistes, c’est qu’à l’époque nous avions des poste transistor, aujourd’hui ça vous fait rire de voir ces postes, mais à l’époque cela nous permettait de capter la radio de la métropole à des milliers de kilomètres et c’était fantastique parce que nous avons presque tous écouté le discours du général de Gaulle et cela dans toute l’Algérie. Comme l’énorme majorité de l’armée était composée d’appelés du contingent, ceux-ci ont obéi aux ordres, et ne se sont pas rallier au putsch. De même, il faut être clair, nombre de d’officiers et sous-officiers de carrière n’ont pas voulu participer à cette aventure.

Mais vous n’êtes pas restés à Alger jusqu’à la fin de la guerre ?

Non, mais à cette époque les choses se sont aggravées de plus en plus dans certaines villes, à Oran notamment, et fin novembre 1961, nous avons reçu l’ordre de rejoindre l’Oranais. Nous avons d’abord été cantonnés à Marnia, la guerre n’était pas terminée et nous menions encore quelques opérations contre l’ALN. Très rapidement nous fûmes transférés à Oran où l’agitation de l’OAS était plus manifeste encore qu’à Alger. Je peux dire que c’était une ville littéralement tenue par l’OAS, à tel point que les activistes de l’Organisation de l’Armée Sécrète – c’est ce que signifiait le signe OAS – se promenaient en tenue militaire, avec des casques OAS, faisaient des barrages dans la ville au vue au sus des troupes régulières qui s’y trouvaient. Or, nous étions réputés être, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, une unité extrêmement loyale. C’est la raison pour laquelle le commando avait l’ordre de garder et de filtrer l’entrée d’une forteresse qui s’appelait Châteauneuf et qui était le siège du corps d’armée ; nous servions d’escorte au Général Katz qui commandait le corps d’armée et nous étions vraiment considérés comme des gens très loyaux et très sûrs. Mais si les commandos « Delta » de l’ OAS ne nous affrontaient jamais de face, ils savaient comment faire pour nous envoyer des grenades à fusil ou des obus depuis les toits environnants. J’ai eu plusieurs camarades grièvement blessés à la suite de ces attaques surprises qui étaient menées de préférence à l’heure où nous étions réunis pour la soupe ou pour autre chose. La veille de mon départ, le 27 avril, on s’est fait allumés, à partir de neuf heures du soir, il y avait du monde sur les toits et nous avons riposté. L’affrontement a duré de neuf heures du soir jusqu’à trois heures du matin avec une seule interruption quand le bâtiment d’en face a pris feu. On avait du envoyer un « pellot » dans la cage d’ascenseur ou je ne sais quoi ; les pompiers sont arrivés et il y eu un cessez le feu tacite. Mais dès que les pompiers sont repartis – après environ une heure d’intervention – les tirs ont repris, Une légende courrait parmi les appelés qui disait qu’il y avait toujours un gars qui était tué à huit jours de la quille. Et moi, cette nuit-là, je me suis dit j’aurai jamais mon billet de retour. Et puis bon, à trois heures du matin, ça s’est arrêté et le lendemain matin quand il a fallu partir de bonne heure, personne n’a eu besoin de me réveiller pour que je me retrouve dans le camion et que je rejoigne la base arrière puis le bateau pour rentrer en France.

Là, vous êtes quasiment dans le cadre d’une guerre civile

C’est la guerre civile ! Mais je voudrais qu’on sache que je n’ai pas de haine contre les gens qui à l’époque nous tiraient dessus à partir des toits, parce que c’était des gens désespérés, manipulés. La seule responsabilité en incombe aux généraux qui les ont entraînés dans cette guerre. Peut être que si j’avais été Français de souche européenne, né en Algérie, j’aurais moi aussi pris les armes. C’était l’énergie du désespoir, c’était terrible. C’est tellement vrai que trente cinq ans plus tard ans j’ai décoré un type qui me tirait dessus cette nuit là sur les toits d’Oran. J’étais à cette époque responsable à Paris dans mon association et ce gars y avait adhéré, lui aussi. Il avait fait son chemin et avait fini par comprendre que l’indépendance de l’Algérie était inévitable et que le cessez le feu du 19 mars était quelque chose de concret qu’il fallait respecter et il nous avait rejoints. Comme il porte un nom Polonais, je ne pensais pas qu’il était pied-noir et comme je suis moi-même franco-polonais par ma mère nous avons sympathisé. Un jour, on discute et je lui dis : « Mais dis donc, t’es Polonais toi !  » et il m’a répondu : « Si on peut dire, c’est très lointain parce que moi je suis né à Oran ». C’est comme cela qu’on a évoqué Oran. Il m’a dit : « Tu connais Oran « . J’ai répondu : « un peu oui !  » Il s’est mis à me raconter son histoire :  » J’ai fait mon service militaire sur la frontière Tunisienne et quand je suis rentré à Oran en 1961, tout était à feu et à sang. Début 1962, on m’a mis un fusil dans la main et on m’a demandé : « Tu sais te servir d’un fusil ? Bah, prends celui-là et viens avec nous ». Je me suis retrouvé sur les toits avec les autres »… il était un peu gêné d’apprendre que j’étais sur les toits d’en face. Et puis quelques jours après il a reçu sa carte de combattant qui donne droit à la croix du combattant. Je me suis fait un devoir de la lui remettre en personne. C’était pour moi un symbole très fort, une forme de réconciliation.

La population d’Oran a donc vécu l’indépendance comme un drame

Un processus enclenché par l’OAS a rendu les choses irréversibles. C’est la liquidation aveugle de Musulmans pourtant complètement inoffensifs. Un jour l’OAS décidait de liquider les préparateurs en pharmacie, une balle dans la tête. Le lendemain, c’était au tour des femmes de ménage qui allaient dans les quartiers européens et on flinguait d’une balle dans la tête la femme de ménage qui partait au boulot !

Nous étions témoins de ces assassinats et nous nous disions que ça allait forcément mal tourner, qu’il y aurait des règlements de comptes, et ce qui devait arriver arriva. Le jour de l’indépendance, le 5 juillet, il y a eu à Oran un massacre d’Européens. Deux facteurs ont joué dans ces massacres: le premier c’était le besoin de régler des comptes avec les Européens, mais il y a eu aussi le fait que parmi ceux qui ont tué, il y avait beaucoup de ceux que les gens du FLN appelaient les « Martiens ». Les Martiens étaient des types qui avaient rejoint le FLN après le 19 mars, après le cessez-le-feu. Des « résistants de la 25e heure » comme on dit, un peu comme certains Français qui, après la Libération, se sont miraculeusement transformés en maquisards… Donc là bas, c’était un peu pareil, il y avait des gens qui avaient sans doutes des choses à se faire pardonner et qui ont rejoint le FLN. Ce sont ces gens là qui ont été les plus violents, qui ont fait du « zèle » et c’est vrai que les massacres ont frappé des centaines de personnes, quatre cents selon les évaluations des historiens.

Y a-t-il eu des tensions entre la population et vous à Oran ?

Ah oui, ah vraiment, ça a été terrible. J’ai été confronté à une énorme manifestation d’Européens, un peu comme l’histoire de la rue d’Isly[11] si vous voulez, et nous avions l’ordre de faire un barrage, et de disperser cette manifestation. La tension était extrême. J’étais aux cotés du capitaine, j’étais infirmier et j’avais la radio car j’étais en même temps son agent de liaison.

Ce capitaine était un type bien type, il m’a dit : « Suis moi ». Nous avons traversé la place, la foule était immense. Il est allé voir un des types qui semblait être l’un des meneurs et il lui a dit : « Voilà : moi j’ai reçu l’ordre de tirer dans le tas si vous ne vous ne dispersez pas, pour l’instant je n’exécute pas l’ordre, je vous donne un quart d’heure pour disperser la foule. Si vous ne la dispersez pas je donne l’ordre de tirer, mais c’est vous qui en endosserez la responsabilité ». Nous sommes revenus et c’est vrai que ça a flotté un petit peu, pendant quatre ou cinq minutes. On s’est fait injurier, mais au bout d’un quart d’heure, la foule s’était dispersée fort heureusement. Mais je sais que dans l’état d’esprit où nous étions, après s’être fait tirer plusieurs fois dessus, si l’ordre avait été donné, il y aurait eu des gars qui l’aurait exécuté malheureusement. Mais grâce à ce capitaine, nous n’avons pas eu d’état d’âme.

Avez-vous assisté au départ des rapatriés ?

Non, pas encore à cette date. C’est vrai qu’ils commençaient à partir malgré les interdictions de l’O.A.S. et que les premiers rapatriements s’effectuaient dans des conditions très difficiles.

Par contre, quand je suis rentré en France, bien qu’écœuré, j’ai fait la part des choses et j’ai aidé des familles Pieds-noirs à s’installer à Tours. J’aidais un brave homme qui s’occupait de l’accueil des rapatriés. Il fallait trouver des lits, des matelas. Ce brave curé, qui n’avait pas tout à fait compris la situation, m’a dit :  » Tiens, toi qui reviens d’Algérie, tu les connais et tu va leur donner un coup de main « . Il ignorait évidemment que je me faisais tirer dessus quelques jours auparavant. Mais, quand on voit les gens comme ça, complètement désemparés, qui n’ont plus rien à se mettre, qui ont tout juste une brosse à dent, et des mômes hauts comme ça, on ne fait pas l’amalgame et on aide les gens. On réfléchit après.

Vous avez évoqué les chocs psychologiques dont beaucoup d’appelés ont souffert. Quelle a été l’épreuve la plus dure pour vous ?

C’était dans la foret d’El Ancer, une foret de chênes lièges qui n’était pas entretenue et donc très touffue. Elle était située dans une zone interdite. Personne n’avait le droit d’y aller en d’autres termes. Ceux qui la fréquentaient étaient des rebelles et nous avions le droit de tirer à vu dessus. En face, des fellaghas commandés par un ancien sous-officier de l’armée française qui avait une grande expérience militaire et qui nous a tenu la dragée haute pendant toute la durée de la guerre. Nous avons tué de temps en temps deux ou trois membres de son commando, mais jamais la totalité. Mieux encore, cet homme-là s’est payé le luxe de ratisser avec le régiment de la Légion qui venait pour le déloger en disant : « Nous sommes de la harka d’El Milia ». Puis à la fin, ils ont tiré dans le tas et sont partis alors dans ce bois. Un autre régiment ratissait et nous étions en réserve en qualité d’infirmiers avec un lieutenant toubib. Nous attendions à coté du commandant qui dirigeait l’opération et tout à coup nous entendons tirer et un officier du régiment qui ratissait appelle au secours en disant : « On a deux blessés dont un grave et un mort, il faut tout de suite que vous veniez. Le blessé a une jambe en moins ! ». Comment faire ? Il y avait devant nous encore un à deux kilomètres de forêt qui n’avait pas encore été ratissés. Il fallait contourner toute la forêt pour aller dans les zones sécurisées le lieutenant dit : « C’est pas la peine, tu viens avec moi » parce que les officiers tutoyaient les hommes, « On va prendre une half track » qui était une espèce de petite auto blindée à chenilles et on va donc chercher une half track qui était garée un peu plus loin. Il fait descendre tout le monde sauf le chauffeur et le gars à la mitrailleuse et nous grimpons dans le véhicule avec une grenade dans chaque main parce qu’on n’avait pas d’armes . Nous avons pénétré dans la forêt et j’ai eu une trouille d’enfer car nous savions que nos ennemis nous entendaient avec le bruit du moteur. Nous étions quatre. Le half track avançait puis, à un moment, il n’a plus pu avancer, il était bloqué. Le lieutenant a alors dit : « Tu viens, prends un brancard, je prends l’autre » et nous sommes partis à pied, comme –ça, dans cette broussaille. Il ne nous est rien arrivé jusqu’au ratissage en cours où l’officier nous a dit : « Les blessés sont un peu plus loin dans une clairière, je vous emmène ». Nous avons atteint la clairière et je me souviens qu’il y avait le mort, un appelé, un gars de 18 ans qui avait pris plusieurs balles dont une dans la tête, il avait la tête éclatée. Il y avait un autre gars qui avait pris un éclat de grenade dans la tête et puis un autre avec la jambe arrachée parce qu’il avait posé le pied sur une grenade pour éviter que les autres soient blessés. Il n’avait plus de jambe jusqu’à la cuisse, l’infirmier lui avait fait un garrot mais le gars était choqué. Nous les avons allongés, lui et le mort, sur une civière parce que le blessé léger pouvait marcher et, au moment où on le dépose, on se fait allumer à quinze mètres. Les autres nous avaient repérés. Je me suis jeté à plat ventre à coté du mort. C’est moi qu’on allumait et j’entendais les balles taper dans le mort. De son coté, l’équipe de ratissage tirait par-dessus nos têtes pour nous dégager et c’était l’enfer. Curieusement, je n’avais pas peur de mourir, mais j’avais peur de mourir là, dans ce lieu, de ne jamais revoir ma ville de Tours. Je ne voulais pas finir comme lui, la tête éclatée avec la cervelle qui avait giclé. C’est seulement après que le ratissage ait réussi à nous dégager que j’ai réagi. Le lieutenant a dit : « Le mort on le laisse, le ratissage le récupérera. On va seulement prendre les blessés on les a rembarqués et c’est là où j’ai craqué. En fait, j’étais déjà « abîmé », mais là c’était trop. Je suis resté deux jours dans le cirage… ce n’est pas facile quand on a vingt ans de voir la mort des copains. Il y en a même un qui, une fois, est mort dans mes bras. Pendant trente cinq ans j’ai culpabilisé parce que j’étais parti en permission le lendemain sans pouvoir lui rendre les honneurs et je ne lui avait pas rendu les honneurs et j’avais l’impression de l’ avoir abandonné sur place et c’est seulement grâce à copain qui recense les sépultures que j’ai pu le retrouver a Bugeat, en Corrèze.…

Cette épreuve vous a sans doute marqué dans la durée…

Quand je suis rentré en France, je ne pesai plus que cinquante-quatre kilos. J’avais plutôt le visage de quelqu’un qui sortait de Buchenwald aves des joues émaciées et des yeux qui me sortaient de la tête. À mon retour, j’ai fait des crises nerveuses et j’ai bien failli être interné. J’ai failli faire un séjour dans un hôpital spécialisé situé dans un château à côté de Tours. Heureusement, j’avais un médecin de famille sensé qui a dit à ma mère :  » Si on le fait rentrer là-dedans, il en sortira encore plus fou ! « . J’ai donc été envoyé ailleurs en repos et, petit à petit, le temps a fait son œuvre et ça s’est passé. Quand ma mère a contacté l’Armée pour une éventuelle prise en charge, il lui a été dit que je n’avais plus droit à rien au delà d’un délai de trente jours après ma libération…

Avez-vous été décoré ?

Je suis chevalier de l’ordre du Mérite en ma qualité de policier et chevalier de la Légion d’Honneur dans le cadre d’une promotion spéciale pour célébrer le quarante-cinquième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie. Le président national de la FNACA m’a proposé compte tenu de mon parcours et du fait que l’une de mes décorations avait été longtemps portée sur la poitrine de mon lieutenant qui avait oublié de me faire citer ; c’était en quelque sorte un rappel car mon lieutenant avait reçu la Valeur Militaire et avait « oublié » de préciser que j’étais avec lui dans la forêt d’El Mancer.

J’ai failli la refuser car je considérais que bien des copains avaient vécu des choses bien pires que moi et la méritaient davantage. J’ai pensé aussi à mon père qui a combattu dans des conditions terribles lors de la bataille de France. Il faisait partie d’un régiment qui comptait 2250 hommes le 1er juin 1940 et n’en avait plus que 147 dix jours plus tard. Je me disais que mon père qui n’a jamais eu la Légion d’honneur la méritait bien plus que moi. Mais on m’a dit : « Ce n’est pas TA légion d’honneur, c’est celle du comité de Paris, il faut que tu l’acceptes et que tu la portes ».

Quels sont les objectifs d’une association d’anciens combattants comme la FNACA dans laquelle vous êtes largement impliqué ?

 Cette association rassemble environ 350 000 membres ; elle a même atteint les 400 000 mais beaucoup d’entre nous, des gens entre 70 et 😯 ans pour la plupart, disparaissent et ceci d’autant plus que nous avons une moyenne d’espérance de vie inférieure de dix ans à celle de nos pères. Ceci est dû au fait que nous avons subi de nombreuses privations pendant l’Occupation ; j’ai quand même mangé des topinambours pendant cinq ans ce qui laisse des séquelles physiques, puis nous avons été envoyés en Algérie pour faire la guerre à notre tour. J’ai perdu personnellement seize kilos car nous mangions mal et que beaucoup d’entre nous se sont mis à boire. On avait la trouille et l’alcool, ça empêche de penser… mais ça laisse des traces. Il y a donc beaucoup de copains qui nous quittent prématurément.

Ce que nous voulons surtout c’est que notre expérience ne soit pas oubliée. Aujourd’hui, notre armée de métier combat en Afghanistan et vous aurez remarqué que lorsqu’il y a un tué, on en parle abondamment. Nous, ce n’était pas un tué de temps en temps mais dix par jour, dix jeunes qui n’ont pas revu leurs famille ou leurs fiancées.

Cela veut-il dire que pour votre association le cinquantenaire va prendre une dimension particulière ?

 Evidemment, le cinquantenaire va prendre une dimension particulière parce que c’est un chiffre symbolique. Nos parents ont mis à peu près vingt ans à se réconcilier avec leur ennemi héréditaire, l’Allemagne, et Dieu sait qu’on en a eu des affrontements avec elle. Il y a eu des millions de morts lors des trois guerres franco-allemandes de 1870, de 1914-1918 et de 1940-1945. La réconciliation franco-allemande a eu lieu à l’initiative du général de Gaulle et du chancelier Adenauer dès les années 1960 ; mais cinquante ans après la guerre d’Algérie, les politiques algériens comme les politiques français sont incapables de se tendre la main pour se réconcilier ou au moins entamer un rapprochement pour que l’on tourne la page de cette guerre coloniale qui a été abominable, la dernière guerre de la France.

Cela fait cinquante ans que la France est en paix et nous voulons marquer cela lors de la commémoration du cinquantième anniversaire du cessez le feu le 19 mars prochain. Nous serons très nombreux aux Champs-Elysées pour raviver la flamme sur la tombe du Soldat Inconnu. Je crois savoir qu’il y a un certain nombre d’entre vous qui nous feront l’honneur d’être à nos côtés et pour nous, croyez moi, c’est important. Comme je le dis chaque fois que je viens ici, au lycée Buffon, je vous apporte peut-être quelque chose, mais moi je reçois beaucoup a travers les questions que vous me posez et simplement parce que vous me faites l’honneur de m’écouter.

Comment s’intègre-t-on dans la société française de 1962 quand on revient d’Algérie ?

 En 1962, je suis retourné chez mon ancien employeur. La loi lui faisait obligation de me reprendre à cette différence près qu’il fut le premier à constater que j’étais psycho traumatisé lorsque je lui ai répondu à son grand étonnement : « Je ne suis pas content de l’affectation que vous m’avez donnée en tant qu’itinérant bouche trous ». Il m’a répondu : « Ce n’est pas parce que vous revenez de la guerre que l’on va vous créer un poste spécial ». Il s’est retrouvé assis sur le bureau et je lui ai dit : « Ne me parlez jamais plus comme ça ». Il n’a pas osé le raconter, donc ce geste ne m’a rien coûté, je n’ai pas été viré. Il était le directeur du personnel des « Docks de France » et sortait d’HEC. Il avait 26 ans et ne connaissait pas bien la vie et ne saisissait pas vraiment la réalité, sinon il ne m’aurait jamais parlé de la sorte. J’étais complètement perdu, choqué et dans les jours qui ont suivi, j’ai eu plusieurs incidents graves, notamment le jour du mariage de celle que j’aurais dû épouser… j’ai totalement détruit un café rue nationale à Tours, la brasserie du Palais qui n’existe plus aujourd’hui. J’ai eu la chance d’avoir un beau père gentil comme tout – ce beau-père n’est pas le père de ma femme puisque je n’étais pas marié à l’époque, c’était le second mari de ma mère – Cet artisan à la tête d’une bonne entreprise a payé les dégâts et a expliqué au propriétaire que j’étais complètement retourné. L’affaire s’est arrêtée là, mais j’ai eu plusieurs incidents graves comme ça au point que l’on a envisagé de m’interner. Petit à petit je me suis remis et, un jour, j’ai décidé de changer ; je suis monté à Paris et j’ai été embauché comme vendeur chez Olivetti. Olivetti à l’époque était une marque de machines à écrire et à calculer qui faisait entre 50 et 80% du marché selon les matériels. J’ai appris la vente dans une école du groupe et j’ai exercé ce métier. Après cette expérience professionnelle, je suis passé chez Citroën puis, à trente ans, j’avais déjà quatre gosses – il faut dire qu’il n’y avait pas de contraception à l’époque et que, par ailleurs, je faisais les enfants par deux… puisque j’ai eu des jumelles. Avec quatre gosses, le commerce me permettait de faire vivre ma famille mais je voyais parfois des gars qui, en raison d’un petit passage à vide, étaient remerciés et devaient passer à la caisse et rendre leurs clefs. Cela m’inquiétait, car je savais qu’en cas de problème, je n’avais aucun diplôme puisque je m’étais arrêté sans le certificat d’études. J’ai donc pris la décision d’entrer dans l’administration : j’avais le choix entre facteur, balayeur, gardien de prison, et CRS[12]. J’ai choisi CRS parce que cela payait mieux. J’ai dû passer le concours et je suis rentré dans la police en tant que CRS. J’ai exercé ce métier pendant cinq ans au cours desquels j’ai repris les études afin de me présenter au concours d’officier. J’ai été reçu et me suis retrouvé à la tête d’une brigade ; la brigade des mineurs, des stups[13], des mœurs, l’Unité de Prévention et de Protection sociale. Dans cette unité je suis monté en grade et je suis devenu capitaine. C’est alors que j’ai pris des responsabilités syndicales. Je contribuais ainsi à la défense de la profession ce qui me mettait en contact fréquent avec les journalistes et j’ai terminé comme commandant de police mais plus en tant que policier parce que j’avais été désigné au sein de mon syndicat pour faire partie de la confédération dans l’interprofessionnel.

Est ce que vous êtes retourné en Algérie après 62 et si oui quand et qu’avez-vous ressenti ?

 Je ne suis jamais retourné en Algérie, mais j’aurais pu le faire parce que j’ai beaucoup d’amis de souche algérienne ou non qui y habitent et qui m’ont invité. Mais je ne voudrais pas y retourner sauf si ce sont d’anciens « ennemis » de la région dans laquelle j’ai combattu, le nord Constantinois, qui m’invitaient. Là, je répondrais à l’invitation. Sinon je n’irai pas parce que j’aurais toujours le sentiment, en rencontrant un jeune de votre âge que c’est peut être le petit fils d’un de ceux que j’ai tué et j’aurais honte… je serais gêné sauf, encore une fois, dans le cas où l’ennemi me demanderait de faire partie d’une délégation de mon association. En revanche il y a d’autres endroits à Alger ou à Oran où je ne suis pas allé dans les mêmes conditions et où je retournerais volontiers… pourquoi pas ? J’ai un jeune ami qui a 40 ans, qui pourrait être mon fils, et qui m’a proposé plusieurs fois de l’accompagner dans sa famille là-bas… peut être qu’un jour je vais le faire… mais c’est très difficile parce que cela va sûrement réveiller des choses terribles en moi et comme ce n’est pas vraiment éteint dans ma tête… cela ne le sera jamais d’ailleurs…

Avez-vous bénéficié de permissions pendant votre séjour en Algérie ?

 J’ai eu la chance de ne rester seulement que six mois sans permission, mais il y a des gars qui sont restés jusqu’à douze et quatorze mois avant d’avoir droit à une permission. C’est très long vous savez, le temps ne passe pas vite quand on est à plus de mille kilomètres de chez soi. Moi j’ai eu de la chance parce que j’avais épuisé pratiquement mes droits à permission, il ne me restait que quatre jours mais j’avais un bon chef de bataillon, un type gentil qui a transformé mes quatre jours en dix jours. C’était important parce qu’avec une permission de quatre jours il aurait fallu que je paye mon voyage pour aller et revenir ; avec dix jours le coût du voyage était pris en charge par l’armée. Je pense que le commandant a sans doute consulté mon dossier et qu’il a vu que je n’avais pas un rond et que j’étais soutien de famille. Il m’a donc accordé dix jours et j’ai été pris en charge par l’armée. Malheureusement, mon copain Marcel a été tué la veille de mon départ en permission, le 29 juillet. Encore une fois, c’est difficile de vous expliquer ça, mais j’ai vraiment eu le sentiment d’une injustice : pourquoi pas moi ? Et puis j’avais l’impression de l’avoir abandonné. Pour vous dire l’horreur de cette guerre et la délicatesse qui caractérise l’armée ; ce type a été tué le 29 juillet 1961 et le corps a été rendu à la famille la veille de Noël… comme vous pouvez le constater avec beaucoup de tact.

 Les dix jours comprenaient-ils le voyage ?

 Non. Dix jours plus les jours de voyage. J’avais réussi à gagner, à gratter avec les délais de route en me débrouillant. Disons que j’avais droit à treize jours au total. Je suis donc arrivé en France, mais mes parents que je n’avais pas prévenus étaient partis en vacances je ne savais pas où. Mes amis étaient aussi en vacances. Je me suis retrouvé tout seul à Tours au milieu de gens qui étaient totalement indifférents à la guerre. Je suis monté sur Paris rejoindre une cousine germaine qui travaillait dans la capitale et que j’avais pu contacter par téléphone. À l’époque, ce n’était pas si simple parce qu’on n’avait pas le téléphone partout comme aujourd’hui. Enfin j’avais réussi à la contacter. J’ai passé une journée à Paris et j’ai été complètement écœuré de l’attitude des gens qui avaient vraiment l’air de s’en foutre complètement. J’avais l’impression d’avoir quitté une planète pour une autre planète qui n’était plus la mienne et donc, au bout de quatre jours, je suis rentré en Algérie. J’ai tout laissé, j’ai repris le train dans l’autre sens et je suis rentré dans mon unité, au bout de quatre jours ! Je ne pouvais plus vivre au milieu de gens qui s’en foutaient, qui pensaient aux vacances, au soleil, qui ne savaient pas qu’il y avait quelque 500 000 hommes là-bas en train de faire les guignols, ou qui ne voulaient pas le savoir. Cette indifférence m’écœurait. J’ai préféré passer ma permission là-bas en Algérie. Je suis rentré et j’ai rejoint mon unité, content de retrouver mes copains. J’avais l’impression que ma famille était là-bas.

On a continué à faire notre travail dans le Constantinois jusqu’en novembre 1961.

La guerre a-t-elle bouleversé vos projets personnels comme elle l’a fait pour d’autres jeunes appelés ?

 Oui. C’est personnel, mais après tout c’est une belle histoire. Quand je suis parti au service militaire, je « fréquentais » comme on disait à l’époque. Cela restait très pudique. J’avais le droit de prendre la main de celle dont j’étais amoureux et je ne sais même plus si je l’ai embrassée une fois avant de partir… peut être sur la joue car j’étais très audacieux. Il n’était pas question à l’époque d’avoir une relation sexuelle avant le mariage. De même, je n’avais pas vraiment fait part de mes intentions à cette fille parce que je me disais que je pouvais être flingué là-bas. Mais enfin, je lui avais fait comprendre que c’était le grand amour. J’avais dix-sept ans, elle allait sur ses quinze ans quand nous nous sommes connus.

Quand je suis parti, je n’avais pas vraiment de situation, j’étais commis d’épicerie et je ne représentais pas un bon parti aux yeux de ses parents qui auraient préféré au moins le fils d’un commerçant aisé. Pendant mon séjour en Algérie, ils l’ont pratiquement mariée et je l’ai perdue. Cela a été un grand chagrin d’amour parce que je l’aimais passionnément et j’ai eu la preuve, bien des années plus tard, que ce sentiment était partagé.

Je suis devenu par la suite syndicaliste policier avec quelques responsabilités ce qui m’a valu de donner parfois des interviews à la télévision. Nous étions dans les années 1990 et une affaire de trafic d’armes dans laquelle un policier était impliqué venait de se dérouler à l’ambassade du Liban. C’était donc trente ans après la fin de la guerre d’Algérie. Un journaliste m’appelle et me dit : « Viens, il faut que tu me donnes tout de suite une interview sur cette affaire ». Je rencontre le journaliste puis reviens à mon bureau. C’est là que je reçois un coup de téléphone, c’était la fille que j’avais perdue trente ans auparavant et qui m’avait vu à la télévision. Depuis cette date, nous vivons ensemble.

Interview réalisée par les élèves du Club Histoire du Lycée Buffon sous la direction de Claude Basuyau, professeur agrégé d’histoire et géographie

Transcription de l’enregistrement de Jean-Louis Cerceau réalisée par Elodie Andrianalisoa, Hadrien Beacco–Balague, Félix Martineau et Mélissa Sabas.

Assistance technique : Hadrien Beacco-Balague et Clément Roux,


[1] 1er bataillon du 65e Régiment d’Infanterie de Marine.

[2] Classe : il s’agit ici des conscrits nés la même année et qui arrivent donc ensemble au service militaire

[3] Langogne : commune située dans le département de la Lozère.

[4] Allusion au Plan de développement économique et social en Algérie ou Plan de Constantine (1959-1963). Ce programme économique élaboré par le gouvernement français du général de Gaulle en 1958 visait à la valorisation de l’ensemble des ressources de l’Algérie. Il devait attacher la population algérienne à la France et, dans le même temps, affaiblir le FLN.

[5] Palestro : embuscade du 18 mai 1956 dans laquelle sont tombés une vingtaine de soldats français, pour l’essentiel des rappelés du contingent de la 2e section du 9e régiment d’infanterie coloniale commandée par l’aspirant Hervé Artur. L’annonce de l’embuscade qui fait la Une des journaux et la découverte des corps des victimes atrocement mutilés provoque un choc majeur tant en Algérie que dans la métropole.

[6] Il a été fermé récemment

[7] Djellabas : vêtement traditionnel en forme de robe longue avec ou sans capuchon, porté par les hommes et les femmes dans le Maghreb.

[8] « Cuisto » : le cuisinier

[9] Quille : Il était de coutume chez les conscrits de décompter les jours qui les séparaient de la fin du service militaire. À cent jours de la fin du service, les conscrits fêtaient le « Père Cent » et faisaient l’acquisition d’une quille en bois.

L’origine qui date des années Trente est mystérieuse : s’agit-il de la ressemblance de la quille avec le chiffre 1, veille du retour au foyer ? S’agit-il d’une allusion à une érection comme pourrait le faire penser l’expression en usage : « La quille, bordel ! ». On n’en sait rien.

[10] Officier parachutiste de la Légion étrangère. Cet ancien résistant participe à la guerre d’Indochine. Il se rallie au putsch des généraux d’avril 1961. Condamné à 10 ans prison après s’être constitué prisonnier (il en effectue en fait 5 en bénéficiant d’une grâce). Il témoigne de ses engagements dans un ouvrage de Laurent Beccaria, Hélie de Saint-Marc. C’est le président de la République N. Sarkozy qui lui délivre la grand croix de la Légion d’honneur en 2011.

[11] Fusillade du 26 mars 1962, rue d’Isly à Alger. Des manifestants hostiles à l’indépendance de l’Algérie forcent un barrage de l’armée française. La tension, était palpable après l’assassinat de six appelés du contingent par l’ OAS qui prend le contrôle du quartier de Bab el-Oued. C’est pour rompre l’encerclement de ce quartier par l’armée française que l’OAS appelle la population européenne à une grande manifestation devant se rendre à Bab El-Oued en passant par la rue d’Isly. Le service d’ordre était confié à des tirailleurs non habitués à ces missions de maintien de l’ordre. On en sait pas qui tire le premier lorsque les manifestants forcent le barrage mais la fusillade se déclenche et le bilan officiel fait état de 46 morts et de 150 blessés.

[12] Compagnies Républicaines de Sécurité ou CRS sont un corps de la police nationale intervenant lors des manifestations et dans la protection civile. Elles ont été créées par un décret du 8 décembre 1944 signé par le général de Gaulle président du Gouvernement provisoire de la République Française.

[13] Les stupéfiants (les drogues) : les « Stups » sont des brigades des divisions des affaires criminelles (elles appartiennent à la Direction centrale de la police judiciaire)

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